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je n’avais fait que fuir sa persécution et que vous n’étiez pour moi qu’un protecteur, un ami dévoué.

« Armand, j’ai voulu lui rendre le mal qu’il me faisait, j’ai voulu le blesser dans cette horrible vanité qui l’a rendu si lâche et si cruel, et je lui ai dit la vérité… je lui ai dit que tu étais mon amant. J’ai bien réussi. Ç’a été pour lui une épouvantable torture, et je l’ai aiguisée de tout ce que mon amour pour toi m’a inspiré de plus poignant. Ce n’était rien pour cet homme que de lui dire que je t’aimais, que je t’aimais du fond de l’âme ; car je t’aime, Armand, je t’aime parce que je t’ai rendu à la fois heureux et malheureux, parce que, si j’ai fait peser sur ta vie un poids qui peut l’accabler longtemps, j’ai vu aussi que, durant quelques heures de ce peu de jours qui nous ont été donnés, ton âme s’était rassérénée à ma parole et que ton cœur avait oublié son désespoir sous mes regards. Mais je lui aurais dit tout cela qu’il ne m’aurait pas comprise, et l’infâme conduite de M. de Cerny me donnait tant d’indignation que je l’ai blessé, humilié là où le misérable a réfugié tout son orgueil. Oui, je lui ai dit que tu étais mon amant, que je t’aimais ; mais je lui ai dit aussi que je m’étais donnée à toi, je lui ai dit comment, je lui ai dit cette journée passée sur tes genoux, cette nuit passée dans tes bras ; je lui ai tout dit, l’ardeur de nos amours et le nombre de nos baisers ; je suis descendue jusque-là, car je le voyais s’irriter à chacune de mes paroles, se dévorer et se tordre dans son impuissance à chacun de mes aveux, et jamais femme au monde n’a été un moment si fière d’être belle et si heureuse d’être perdue.

« Il est possible que, si nous avions été enfermés seuls dans une maison déserte, je n’eusse pas impunément rendu à M. de Cerny tout le mal qu’il m’avait fait ; mais en me plaçant sous le coup de la loi, il m’avait mise en même temps sous sa protection, et il n’oubliait pas qu’un magistrat veillait à cette porte pour s’emparer de moi. C’est pour cela qu’il fut vaincu dans la lutte et qu’il s’enfuit en me laissant aux mains de ceux qui m’avaient arrêtée. Alors je rencontrai la petite mendiante et je vous l’envoyai. Immédiatement après, on me conduisit dans la prison de la ville. Le magistrat qui avait été chargé de mon arrestation fut assez galant homme pour comprendre que ma détention préventive ne devait pas être un supplice plus hideux que celui auquel je pouvais être condamnée, et, ne pouvant changer pour moi la destination des bâtiments assignés aux prévenus, il me demanda si je ne désirerais pas aller occuper une chambre particulière dans la partie des bâtiments réservée à l’habitation des femmes atteintes d’une folie assez douce pour qu’il n’y eût aucun danger à les rencontrer.