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— Si vous faisiez de la comédie actuelle, Monsieur, je vous raconterais bien la scène qui suivit cette reconnaissance : la rage de ces deux hommes qui s’étaient vus humilier l’un et l’autre, en face l’un de l’autre, leur embarras et leur rage encore plus cruelle lorsqu’il fallut s’embrasser par l’ordre de leur père.

— Et leur père leur a-t-il pardonné ? dit le baron.

— Plus que vous ne pouvez croire, repartit le Diable, car il a couvert la faute de ses fils de son silence ; il n’a raconté qu’à M. de Favieri, de qui je la tiens, la vérité de cette singulière histoire, et, si je vous l’ai répétée moi-même, j’avoue que ç’a été surtout pour vous prouver ma thèse et pour vous montrer que ni les caractères, ni les événements, ni les mœurs ne manquaient à la comédie, s’il était possible de la faire.

— Et comme cela se pratique dans toute bonne comédie, tout a été scellé, sans doute, par le mariage de M. Arthur de Lozeraie et de mademoiselle Delphine Durand ? reprit Luizzi.

— Oh ! que non ! fit le Diable ; la réconciliation n’a pu aller jusque-là. Grâce au secret que leur a promis leur père, nos deux héros ont gardé leur position respective : Mathieu Durand est toujours Mathieu Durand. Il parle toujours de l’obscurité de son origine, de la fortune qu’il a été obligé de gagner d’abord sou à sou et de rétablir ensuite sans le secours de personne, de son amour pour le peuple dont il est sorti, de l’éducation qu’il s’est péniblement donnée ; et je ne doute pas que, pour soutenir son rôle jusqu’au bout, il ne finisse par marier sa fille, en la dotant magnifiquement, à quelque homme qui, comme lui, se sera fait un nom à la force du poignet.

Le poëte ne dit rien, mais Luizzi s’écria :

— Qu’entendez-vous, s’il vous plaît, par la force du poignet ?

— Ma foi, repartit le Diable en riant, j’entends toute fortune qu’on ne doit qu’à soi seul.

— Même une fortune littéraire ? fit le baron en guignant le poëte.

— Hé ! pourquoi pas ? repartit Satan ; il me semble que, par la littérature dont on nous inonde avec tant de profusion, la force du poignet est une des premières qualités de l’homme de lettres.

Mais le poëte n’entendait plus, et le Diable reprit complaisamment :

— Quant à M. de Lozeraie, il est toujours M. de Lozeraie, plus bouffi que jamais de l’antiquité de sa race, d’autant plus impertinent qu’il peut croire qu’on en doute, et, malgré sa haine pour la révolution de Juillet, tout à fait rallié à la nouvelle dynastie, qui, n’étant pas très-riche en grands noms, vient de l’appeler à la chambre des pairs. LIII