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aussi, ma femme était morte, et mon fils, après avoir retiré en son nom tous les fonds que j’avais déposés chez M. de Favieri le père, s’était enfui avec mademoiselle de Loré. Tous ces événements étaient arrivés avant son retour auprès de son père, qui lui-même, me disait-il, venait de succomber à la même fatale maladie qui m’avait enlevé ma femme. Frappé au cœur par ces déplorables nouvelles, je partis pour l’Angleterre afin d’y retrouver au moins mon fils aîné ; mais j’appris que lui aussi s’était fait rendre un compte exact des capitaux placés sur sa tête et qu’il avait quitté l’Angleterre en disant qu’il allait me rejoindre en Amérique. J’y retournai, et de là je fis prendre de toutes parts, dans tous les pays du monde où je pouvais atteindre, des informations sur Léonard Mathieu, mon fils aîné, et Lucien Mathieu, mon fils cadet ; car je m’appelle Félix Mathieu ; mais jamais on n’a entendu parler nulle part de ces deux noms. Maintenant, vous, monsieur Mathieu Durand, et vous, monsieur le comte Lucien de Lozeraie, pouvez-vous me donner des nouvelles de mes deux enfants ?

— Mon père ! mon père ! » s’écrièrent les deux frères en tombant à genoux devant le vieillard, qui s’éloigna d’eux.

— Comment ! à genoux ! s’écria le poëte, ils se sont mis tous deux à genoux ?

— Oui, vraiment, fit le Diable, comme vous dans une reconnaissance dramatique, ni plus ni moins qu’au théâtre de la Porte Saint-Martin ou de la Gaîté.

— Et quelle est la morale que tire de ceci M. de Cerny ? reprit le poëte.

— Pas d’autre que celle qu’en tira le vieux M. Félix lui-même, lorsque, s’éloignant, il s’écria d’un ton irrité :

« — À genoux, orgueil et vanité ! c’est là votre place ! À genoux ! vous qui, dévoré de la soif de la richesse, envieux de ces hommes que vous aviez vus grandir autour de vous par le travail et l’économie, avez voulu vous placer plus haut qu’eux tous, et qui, pour rendre encore plus éclatante l’élévation de votre fortune, avez imaginé de la faire partir d’aussi bas que possible ; qui, ambitieux d’un nom dont vous ne devriez l’éclat qu’à vous seul, avez renié celui de votre père en lui laissant une tache d’infamie qu’il vous était si facile d’effacer ! À genoux aussi ! vous qui, enivré de la vanité d’un grand nom et ne pouvant vous en faire un, avez volé celui d’un autre et vous en êtes paré ; vous qui aviez aussi renié le nom de votre père, qui n’avait compromis ce nom que pour vous sauver ! À genoux tous deux ! c’est votre place, et il ne vous manque, dignes frères que vous êtes, que de vous relever pour aller vous égorger l’un l’autre. Allez maintenant, je ne vous retiens plus ! »

Le poëte ne disait plus rien. Le Diable reprit :