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de voir s’exécuter celui qui menaçait ma tête. Les larmes de ma femme et les conseils de M. de Favieri m’en détournèrent, et je me décidai à partir pour la Nouvelle-Orléans, afin d’y arriver avant la nouvelle de ma condamnation et de ne pas livrer à ceux qui m’avaient dépouillé et déshonoré les sommes considérables qui m’étaient dues par les principaux négociants de cette ville, qui me connaissaient personnellement ; car c’était le troisième voyage que je faisais en Amérique. Cependant ce fut durant mon court séjour à Gênes que j’eus occasion de rencontrer M. de Loré et de lui prêter diverses sommes. En effet, M. de Loré était un gentilhomme d’Aix, qui, comme tant d’autres, avait fui une condamnation capitale en emmenant avec lui sa fille, âgée de quinze ans à peu près à cette époque, et un jeune homme de grande famille, orphelin, le dernier rejeton de sa race, et dont lui, M. de Loré, était le tuteur. Ce jeune homme s’appelait Henri de Lozeraie… Ne m’interrompez pas, Monsieur, dit M. Félix au comte, qui avait fait un mouvement. Je partis donc en laissant à Gênes ma femme et mon fils, alors âgé de dix-sept ans, sous la protection du vieux M. de Favieri et de M. de Loré, et après avoir dit à mon fils aîné d’attendre de ma part de nouvelles instructions… »

— Il faut vous dire, fit le Diable en s’interrompant, que depuis le commencement de ce récit Mathieu Durand et M. de Lozeraie avaient plusieurs fois tenté de l’interrompre en jetant des regards suppliants sur le vieux M. Félix ; mais le vieux M. Félix les avait contenus, soit en leur ordonnant le silence comme je vous l’ai dit, soit par la seule autorité de son regard. Les deux auditeurs étaient pâles, tremblants ; ils tenaient la tête baissée et ils n’osaient plus même se regarder l’un l’autre.

Le Diable avait mis dans cette interruption une intention que Luizzi avait devinée : il attendait une observation de l’homme de lettres ; mais celui-ci, si prompt à interrompre le commencement du récit, ne semblait plus maintenant occupé que d’en apprendre le dénoûment.

Satan reprit, en laissant la parole à M. Félix :

« — Beaucoup d’événements inutiles à vous rapporter, la difficulté des communications à une époque de guerre générale, m’empêchèrent de terminer mes affaires aussi rapidement que je l’avais espéré. Je ne pus donner des nouvelles de moi à ma famille ni en recevoir d’elle, et ce ne fut qu’au bout de quatre ans que je fus libre de revenir en Europe. J’allais partir, lorsque je reçus une lettre de M. de Favieri le fils, de celui que vous connaissez enfin, et qui m’annonçait de singulières nouvelles. Une maladie endémique avait désolé Gênes. M. de Loré était mort, le jeune de Lozeraie