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Une singulière crainte s’empara de lui : ce récit, qu’il croyait n’avoir duré qu’une partie de la nuit, avait-il été prolongé par le Diable jusqu’à la fin du jour fatal ? Il ne put en douter en traversant la salle à manger, où la table était à peine desservie comme après le dîner. Alors, pris à l’improviste par cette nouvelle ruse du Diable, il courut vers le salon et entra comme un fou au milieu d’un grand cercle silencieusement rangé autour d’une large table. Son entrée et l’étonnement peint sur son visage occasionnèrent un mouvement de surprise ; chacun le regarda avec un air de pitié. M. Rigot s’avança vers lui et lui dit assez haut pour que tout le monde l’entendit :

— Ah ! vous voilà, monsieur le baron ? J’ai appris les mauvaises nouvelles qui vous sont arrivées, et j’ai défendu qu’on allât vous déranger dans votre chambre. Dame ! quand on est ruiné tout d’un coup de fond en comble, cela frappe, surtout vous autres grands seigneurs, qui n’êtes pas habitués à la misère comme nous, pauvres manans. Mais je vous remercie d’avoir assez pris sur vous pour assister à notre fête de famille.

Luizzi, remis un peu de son trouble, balbutia quelques mots et jeta un regard sur Eugénie qui se tenait humblement dans un coin. On voyait qu’elle avait pleuré toute la journée. Elle regarda aussi Luizzi, qui la salua avec un respect qu’il ne lui avait pas montré lorsqu’elle était venue vers lui, mais qu’il essaya de rendre manifeste lorsqu’il allait à elle. Parmi les personnages présents à cette scène, il y en avait un que Luizzi n’avait pas encore vu : c’était le notaire, qui le considérait d’un regard tout particulier à travers le verre de ses lunettes. Il sembla à Luizzi qu’il connaissait cet homme : l’expression de son visage, plus que ses traits, l’avait déjà frappé, et il allait chercher dans ses souvenirs en quel lieu et à quelle époque il l’avait rencontré, lorsque sept heures sonnèrent.

— Voici le moment ! s’écria Rigot ; l’opération va commencer. Mettons d’abord les trois noms de ces dames dans un chapeau ; on les tirera l’un après l’autre pour savoir qui choisira la première. M. le baron va nous rendre ce service, lui qui n’est pas au nombre des concurrents.

— Je n’ai pas dit cela, murmura Luizzi, poussé par l’épouvante de la misère qui l’attendait, et retenu cependant par un reste d’honnêteté.

— Ah ! ah ! fit M. Rigot, la nuit porte conseil, à ce que je vois, monsieur le baron. J’en suis charmé.

Luizzi baissa la tête devant cette injure, qu’il avait trouvé si lâche d’accepter quand elle s’adressait à d’autres qu’à lui. Il entendit alors le petit rire sec et aigu du notaire, et il lui sembla qu’il avait déjà entendu ce rire malfaisant, mais il ne put se rappeler