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M. Félix parut recueillir un moment ses souvenirs, puis il reprit d’une voix ferme et décidée :

« — En 1789 j’étais négociant à Marseille ; mes affaires avaient été très-brillantes jusqu’à ce moment. J’étais marié à une femme qui m’avait donné deux fils. L’un était âgé de quatorze ans à cette époque, l’autre de treize. »

Mathieu Durand et M. de Lozeraie firent un mouvement.

« — Ne m’interrompez pas, Messieurs, reprit M. Félix d’un ton absolu : c’est une histoire déjà si vieille que je pourrais m’y perdre, si je ne la racontais comme il me convient. L’aîné de ces fils était depuis quatre ans en Angleterre, où il faisait son éducation. Je le destinais au commerce, et je voulais qu’il connût de bonne heure un pays qui était, surtout à cette époque, notre modèle en industrie. Le second commençait ses études dans un des colléges de Paris. Comme beaucoup d’autres, je ne m’alarmai point des commencements de la révolution de 89 ; mais les événements se pressant et ma fortune menaçant de périr dans cette grande catastrophe, je fis passer près de cent mille francs en Angleterre en les plaçant sur la tête de mon fils aîné, et je fis revenir le plus jeune de Paris ; car l’avenir s’assombrissait tous les jours de plus en plus. Vous savez, Messieurs, à quels excès furent poussées, à cette époque, les passions révolutionnaires. J’appris que j’étais désigné comme un aristocrate, car la fortune était alors, comme aujourd’hui, une aristocratie. Peut-être aurais-je bravé les chances d’un jugement où j’aurais été exposé seul ; mais je tremblai devant l’idée d’une de ces horribles émeutes dont Marseille avait été déjà le théâtre, et qui pouvait pénétrer dans ma maison et y égorger sous mes yeux ma femme et mon fils. Je pris mes mesures en conséquence : je fis passer tous les fonds dont je pouvais disposer chez M. de Favieri, le père de celui que vous connaissez, très-jeune homme alors et qui n’habitait pas Gênes à cette époque ; puis, un jour du mois de février 1793, je m’embarquai secrètement avec ma femme et mon fils, et je les conduisis à Gênes. Mon absence ne devait pas être longue, mais elle le fut assez pour que mes ennemis l’apprissent, et je fus immédiatement porté sur la liste des émigrés. On saisit mes biens, on me condamna à mort. Une pareille condamnation était peu de chose pour un homme qui se trouvait à l’abri de l’échafaud. On alla plus loin. On demanda une liquidation de ma maison de commerce ; et, comme tous les biens que je possédais étaient séquestrés, il fut facile d’établir une faillite, et cette faillite, aidée de mon départ, amena aisément ma condamnation comme banqueroutier frauduleux. Je voulus rentrer en France pour faire relever ce jugement de déshonneur, au risque