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de votre femme ; vous les avez écartées par la menace.

Le comte se tut aussi. M. Félix reprit :

« — Si j’ai bien compris ce que l’un et l’autre vous avez opposé à mes demandes, il en résulte que l’un, M. Mathieu Durand, fil d’un ouvrier, et qui doit sa fortune à lui seul et à son travail, n’a pas voulu venir en aide à l’imprudent qui avait dissipé follement l’immense héritage de son père ; il en résulte que l’autre, M. de Lozeraie, issu d’une grande famille, s’est fié à la puissance du grand nom qu’il porte pour faire taire les plaintes de celui qu’il appelé un intrigant…

— Où voulez-vous en venir, Monsieur, dirent ensemble Mathieu Durand et le comte.

— À ceci, Messieurs, à constater que moi, pauvre vieillard de quatre-vingts ans, je n’ai trouvé appui et justice ni chez l’homme du peuple ni chez le grand seigneur. »

Les deux antagonistes se turent, car il n’y avait rien à dire à cela.

« — Vous êtes l’homme du peuple, monsieur Durand ?

— J’en suis fier, reprit celui-ci.

— Vous êtes le grand seigneur d’antique race, monsieur de Lozeraie ?

— Je n’en tire pas vanité, reprit le comte avec une vanité excessive.

— Eh bien ! dit le vieillard en élevant la voix, vous, Mathieu Durand, et vous, comte de Lozeraie vous avez tous deux impudemment menti.

— Monsieur ! s’écrièrent les deux ennemis en se levant ensemble, une telle insulte…

— Asseyez-vous, Messieurs, je vous en prie ; je vous l’ordonne s’il le faut, et si mes quatre-vingts ans ne suffisent pas pour que vous m’écoutiez avez respect, j’invoquerai un titre qui pourra vous forcer à m’écouter tous deux à genoux. »

— À genoux ! dit le poëte, qui commençait à prêter à ce récit une attention plus particulière.

— À genoux, repartit le Diable ; le mot a été dit, l’action a été faite. Écoutez.

À l’accent solennel qu’avait pris le vieux M. Félix, le banquier et le comte demeurèrent stupéfaits. Il sembla qu’une même idée, qu’un même doute entrât à la fois dans le cœur de ces deux hommes, et ils se mirent à considérer le vieillard avec une sorte de crainte respectueuse, puis reprirent leur place près de lui en baissant tous deux le front. Le vieillard les contempla encore en silence et avec un air de triomphe où se mêlait cependant une expression d’amère douleur. Il fit effort sur lui-même pour surmonter cette émotion, et reprit avec plus de calme :

« — Je sais votre histoire à tous deux, Messieurs, mais je ne vous la raconterai pas. C’est la mienne que je vais vous dire, elle servira de préambule à la vôtre, que vous pourrez répéter ensuite comme vous avez l’habitude de la raconter. »