Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/402

Cette page n’a pas encore été corrigée

« — Vous ne me devez que six cent mille francs ; mais, s’il pouvait vous être agréable de ne pas me les rendre, je n’ai pas oublié que vous m’avez sauvé, et si peu que ce soit… »

Une larme vint aux yeux du banquier, et il s’écria :

« — Ah ! voilà qui me console de tout ! Merci, monsieur Daneau ; mais je n’accepte pas, vous n’avez que cela au monde, et vous avez besoin de vos capitaux pour travailler.

— L’intérêt à cinq me suffira ; je me trouve assez riche, ne me refusez pas, ce serait m’humilier.

— C’est bien ce que vous faites là, Monsieur, dit le marquis en se tournant vers Daneau.

— Et vous donc, Monseigneur, s’écria Daneau, égaré par son enthousiasme au point de donner à quelqu’un un titre dont l’abolition lui paraissait une des plus précieuses conquêtes de la révolution de Juillet ; et vous donc, Monseigneur, c’est bien plus noble ! car enfin, moi, je ne suis pas habitué à être riche, et je perdrais mon argent que je ne m’en apercevrais pas tant que vous.

— Mais vous ne le perdrez pas, mon cher Daneau, dit le banquier, et j’espère qu’il profitera entre mes mains comme celui de M. de Berizy. »

Quelques instants après, l’entrepreneur et le marquis se retirèrent ensemble, et tous deux, au moment de se quitter, se serrèrent la main sur la porte de l’hôtel, l’ancien ouvrier et le grand seigneur, le décoré de Juillet et l’ex-pair de Charles X, deux honnêtes gens. Voilà ma morale, Monsieur, sans compter celle qui est tout à fait au bout de cette histoire. Cependant ce double désintéressement avait rendu la confiance à Mathieu Durand ; il voyait se rouvrir devant lui une nouvelle carrière de fortune. Les deux millions six cent mille francs qui lui étaient laissés par le marquis et Daneau, ainsi que les douze cent mille francs dus à M. de Lozeraie, étaient, comme nous l’avons dit, couverts par des créances liquides et exigibles dans le délai d’un an tout au plus. Mathieu Durand se voyait donc au bout d’un an à la tête d’un capital disponible de près de quatre millions, après avoir satisfait à la minute à tous ses engagements ; il en résultait que son crédit, un moment ébranlé, devait se relever plus fort, car il aurait résisté à une catastrophe qui en avait entraîné de plus puissants que lui. Il ne demandait rien qu’un an, pendant lequel il aurait aussi à faire rentrer autant que possible les fonds engagés par lui dans une foule de petites commandites ; et, de ce côté, il croyait pouvoir compter encore sur plus d’un million, en faisant même une part de 60 pour 100 aux faillites qu’il aurait à subir. En présence d’un avenir qui s’éclaircissait ainsi après avoir été si sombre, Mathieu Durand se livrait aux plus vives espérances ; mais, presque au même instant, il vit un nouveau nuage s’étendre sur le large horizon