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vous autrefois que pour vous appeler son père, son sauveur ?

— C’est le même, dit Mathieu.

— Eh bien ! je puis vous le dire aujourd’hui, reprit Daneau, cette exaltation ne m’a jamais fait l’effet d’être de bon aloi ; c’était un méchant flatteur.

— Et tout flatteur devient détracteur, dit le marquis ; c’est la règle, il n’y a rien là d’étonnant. »

— Morale un peu vieille, fit l’homme de lettres.

— Morale très-jeune, fit le Diable ; car elle est éternelle, et ce qui est éternel est toujours jeune.

Puis il continua :

« — Laissons cela, reprit le banquier. Je devine, Messieurs, le but de votre visite ; vous venez sans doute pour réclamer les fonds… »

Le marquis et l’entrepreneur interrompirent en même temps Mathieu Durand, et ils commençaient à parler ensemble lorsqu’ils s’arrêtèrent tous deux en se cédant, disaient-ils, la parole.

« — Parlez, Monsieur, dit le marquis.

— Après vous, Monsieur, dit l’entrepreneur, et, si vous avez quelque chose à dire que je ne puisse entendre, je vous cède la place.

— Restez, dit Mathieu Durand ; car je pense que les explications que j’aurai à donner à l’un pourront servir à l’autre.

— Comme il vous plaira, dit M. de Berizy ; je parlerai devant Monsieur, car, si je l’ai bien compris, c’est le même motif qui nous amène.

— Je le crois, dit amèrement le banquier.

— Monsieur Mathieu Durand, reprit le marquis, vous êtes un honnête homme ; vous me devez deux millions, je viens vous prier de les garder.

— Quoi ! s’écria le banquier.

— On a failli vous ruiner, Monsieur, en vous forçant à des remboursements trop rapprochés ; je ne me ferai pas le complice d’une panique qui a déjà amené tant de désastres ; vous êtes mon ennemi politique, mais il s’agit entre nous de probité ; je crois à la vôtre, je vous laisse mes fonds, et je ne vous les redemanderai que le jour où vous jugerez qu’ils vous sont complètement inutiles. »

On ne pourrait dire si le banquier fut plus heureux de voir la confiance qu’il inspirait comme honnête homme qu’humilié de se voir rendre un service par un de ces grands seigneurs qu’il avait si longtemps voulu écraser du poids de sa fortune. Cependant, après un moment d’hésitation, le bon sentiment l’emporta ; il tendit la main au marquis et lui dit avec effusion :

« — Je vous remercie et j’accepte, monsieur le marquis. »

— Oh ! voilà la morale de votre comédie ! s’écria l’homme de lettres. Vive le gentilhomme ! n’est-ce pas, monsieur de Cerny ?

— Non, Monsieur, repartit Satan ; car j’ajoute qu’à ce moment Daneau s’avança d’un air confus et attendri, et dit avec une admirable gaucherie de cœur :