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mon acquisition était complet à cette époque ; mais je fus entraîné à courir la chance de ce que vous appelez une spéculation par un misérable intrigant, qui, sous le prétexte d’acheter les personnes qui devaient me livrer ces fournitures, m’a escroqué une somme énorme. »

À cette révélation, Mathieu Durand ne put contenir un vif mouvement de joie ; il répondit à M. de Lozeraie :

« — Voilà, Monsieur, des raisons que vous pouvez dire à M. de Berizy, qui les comprendra parfaitement.

— Moins bien que vous, sans doute, reprit aussitôt M. de Lozeraie ; le marquis est un vieux gentilhomme de province, demeuré tout à fait étranger au mouvement des affaires, tandis que vous, monsieur Mathieu, qui savez comment elles se font…

— J’ignore complètement, repartit le banquier avec dédain, les affaires du genre de celles dont vous venez de parler. Nous autres gens de rien, nous ne connaissons que celles qui sont… légales. »

Je ne puis dire si l’hésitation que mit Mathieu Durand à prononcer ce mot légales, à la place du mot loyales qui lui était d’abord venu aux lèvres, partait d’un reste de politesse qui lui interdisait d’adresser en face une pareille insulte à M. de Lozeraie, ou bien du souvenir de la scène qui s’était passée entre lui et M. Daneau, et dans laquelle il avait fait à son profit un usage si peu loyal de la légalité ; toujours est-il que M. de Lozeraie s’aperçut de cette hésitation et qu’il devina le mot qui n’avait pas été dit sous celui qui avait été prononcé. Cependant il se garda bien de le montrer, et, reprenant ses grands airs, il ajouta avec une rare inconséquence :

« — Il est certain que tout cela n’était pas d’une exacte légalité, et que par conséquent ce serait une singulière confidence à faire à l’un de ceux qui font les lois, à un membre de la haute Chambre, à un pair de France.

— Trouvez-vous plus convenable de la faire à un député ? repartit gravement Mathieu Durand… à un membre de la Chambre basse ? » ajouta-t-il amèrement.

Le comte s’aperçut alors de la gaucherie qu’il venait de faire ; croyant la faire oublier par un ton de bonhomie affectée, il s’écria :

« — Allons, monsieur Durand, ne jouons pas entre nous une comédie inutile ; vous savez aussi bien que moi comment tout cela se passe, vous êtes du monde.

— Je suis du peuple, monsieur le comte, repartit le banquier avec son insolente humilité.

— Eh ! fit le comte, à qui ces propres paroles semblaient écorcher le palais, ne sommes-nous point tous du peuple, d’un peu plus loin ou d’un peu plus près, un peu plus haut ou un peu plus bas ? Soyons surtout de notre époque, et ne prêtons pas aux choses communes de