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que l’on passait dix fois sous les fenêtres de madame Peyrol pour entrer chez une personne de sa nouvelle famille. C’était surtout cet enfant, à qui M. Peyrol n’avait pu donner son nom et sur lequel on demandait à tous propos une explication, lorsqu’on n’ignorait pas qui il était et ce qu’il était. Si Eugénie le conduisait par hasard dans un salon ou dans une promenade, aussitôt on s’en emparait pour lui dire :

« — Oh ! la belle petite fille ! quelle est votre maman ?

— C’est madame Peyrol.

— Et votre papa ?

— Je ne le connais pas.

— Pauvre petite, qu’elle est jolie ! c’est bien malheureux de ne pas avoir de papa. »

Cela se disait devant Eugénie, et elle faisait sortir Ernestine avec une bonne ; cela se disait encore plus cruellement en l’absence d’Eugénie. Et l’enfant rentrait et racontait ingénument tout cela à sa mère qui alors l’empêchait de sortir. C’était un nouveau sujet de larmes ; car la petite fille, qui voyait jouer autour d’elle les autres enfants, demandait avec des pleurs, qui appelaient les pleurs de sa mère, pourquoi elle n’avait pas les jeux de son âge. Afin de remplacer pour elle ce qu’on n’osait lui donner, on satisfaisait ses moindres caprices, et il en résulta qu’Ernestine fut bientôt la petite fille la plus volontaire, la plus absolue et la plus capricieuse.

M. Peyrol eut tous les dévouements et soutint la lutte contre sa famille : il la soutint jusqu’à se brouiller avec ses frères et ses sœurs ; il ne voyait plus son père que furtivement et quand il le savait seul. En effet, le courage de celui-ci avait fini par céder ; et menacé, ou de l’abandon de tous ses autres enfants auxquels il n’avait rien à reprocher, pas même une noble action, ou de celui d’Alfred, il s’était prononcé contre le fils, qu’au fond de l’âme il estimait le plus. Car c’était un noble vieillard que cet homme ! Mais pour arriver à un tel résultat, il y eut mille horribles petites scènes : c’était à table où l’on servait tout le monde, excepté Eugénie ; c’était au jeu où l’on refusait d’être le partner d’Eugénie ; c’était dans un bal où l’on n’invitait pas Eugénie à danser, quand ou l’avait invitée à venir, ce qui n’arrivait pas toujours ; c’était ainsi partout et toujours, jusqu’à ce qu’on la laissât seule chez elle. Alfred suivit sa femme dans la solitude qu’elle s’était imposée, et Eugénie eut la dernière des douleurs, celle de voir qu’elle avait fait perdre le bonheur à celui qui s’était dévoué au sien.

Ce que je te raconte là en quelques paroles dura de longues années ; cela dura jusqu’au moment où Alfred fut las de lutter contre toutes ces petites haines de province que ne purent calmer ni la conduite exemplaire d’Eugénie ni le respect dont la couvrait son