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de longues heures quelques mois auparavant. Il expédia une demi-douzaine d’électeurs qui venaient solliciter des apostilles qu’il dut refuser, attendu qu’il s’était avant tout engagé à soutenir, les droits du peuple à la tribune, et non pas dans les bureaux, autrement dit, dans la théorie et nullement dans la pratique. Ah ! c’est que, voyez-vous, la théorie est la plus belle chose que le diable ait inventée pour désorganiser le monde. Donnez-moi le philanthrope le plus amoureux de l’humanité, confiez-lui le pouvoir pendant vingt-quatre heures, et j’en ferai le monstre le plus abominable. Robespierre était un théoricien qui voulait le bien de la France et qui, comme tous les théoriciens, pensait que la fin justifie les moyens.

— Oh ! monsieur le comte de Cerny, quelle grosse épigramme de carliste ! s’écria le poëte, vous donnez à Robespierre des opinions de jésuite.

— C’est peut-être mon intention, fit le Diable, tandis que Luizzi lui disait tout bas :

— Satan, tu t’oublies.

— Quoi qu’il en soit, reprit celui-ci, Mathieu Durand reçut et renvoya les électeurs avec cette supériorité de l’homme qui est souverainement ennuyé de leur visite : il ne voulait pas se commettre avec le pouvoir, disait-il. La même phrase lui servit pour tous, et chacun se retira ravi de la haute indépendance du nouveau député. Trente minutes suffirent au banquier pour expédier ses électeurs. Cependant, un ancien fournisseur de l’armée impériale s’étant présenté avec une pétition aux chambres par laquelle il réclamait d’assez fortes sommes, en accusant le gouvernement d’avoir écarté des titres incontestables et en signalant, disait-il, des fraudes évidentes, le banquier lut sa pétition d’un bout à l’autre et lui dit :

« — Oui, Monsieur, j’appuierai cette demande de tout mon pouvoir ; je veux et dois signaler une spoliation aussi honteuse ; vos réclamations ont été repoussées parce qu’elles remontent à une époque dont le gouvernement actuel se fait un jeu de répudier la gloire et les engagements. Mais le jour de la justice viendra, Monsieur, et il ne tiendra pas à moi et à mes amis que vous n’ayez une entière satisfaction.

— L’espérez-vous, Monsieur ? dit l’ex-fournisseur.

— La majorité de l’opposition est incontestable, Monsieur, elle est toute-puissante, Monsieur, et il faudra bien que le pouvoir veuille ce que nous voulons, si toutefois le pouvoir reste longtemps entre les mains d’hommes qui en abusent d’une façon si perverse et si arbitraire contre tout ce qui est populaire et national.

— Ah ! Monsieur, s’écria le pétitionnaire, vous me rendez la vie, car je ne dois pas vous le laisser ignorer, avec les titres que vous-même croyez être si valables, je me vois réduit à la dernière misère, et cette misère est telle que si je pouvais trouver à emprunter