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visage quelques mois auparavant. On eût dit qu’il éprouvait ensemble un bonheur plus actif et une inquiétude très-vive ; on voyait se succéder rapidement en lui de soudains épanouissements de joie et un abattement soucieux. Ces diverses émotions dépendaient des diverses choses sur lesquelles il portait ses regards en lui-même. Lorsqu’il considérait qu’il venait d’être nommé député par trois colléges d’arrondissement et un collége de département, une ardente chaleur d’orgueil lui montait à la tête, et son œil brillait d’un éclat impérieux ; lorsqu’il examinait par quel chemin il était arrivé à ce triomphe et qu’il reconnaissait qu’il lui avait fallu sacrifier la sûreté de ses affaires à son ambition, une crainte froide le faisait pâlir. Mathieu Durand avait la fièvre des grands joueurs politiques, tantôt avec ses transports brûlants qui donnent le délire au malade et lui prêtent une vigueur au delà de sa nature, tantôt avec ses frissons glacés qui le font trembler et l’abattent comme s’il était à bout de toute force. Cependant ce n’était guère que dans la solitude que Mathieu Durand laissait percer ces symptômes de l’état fâcheux où il se trouvait. Dès qu’il était en représentation, il reprenait son rôle et le jouait encore avec l’admirable sang-froid de l’acteur à qui une longue habitude du théâtre donne le geste et l’intonation des choses qu’il débite, quoique sa pensée en soit bien loin. Or, comme Mathieu Durand était prévenu qu’une foule de personnes attendaient dans son antichambre, il s’en fit remettre la liste et ne fut pas médiocrement étonné de rencontrer parmi trente noms assez insignifiants le nom de M. le comte de Lozeraie. À côté de ce nom était celui de M. Daneau. Le banquier parut réfléchir un instant sur ce qu’il devait faire vis-à-vis de M. de Lozeraie ; puis il finit par dire à son valet de chambre :

« — Vous m’excuserez auprès de M. de Lozeraie, vous lui direz que toute ma matinée est prise par des affaires et que je craindrais de le faire attendre trop longtemps ; mais que, s’il veut repasser demain ou après-demain, je serai à ses ordres. Quant à M. Daneau, dites-lui d’attendre, car il faut que je lui parle absolument, puis faites entrer les autres personnes. »

Dès qu’il eut donné cet ordre, le banquier quitta le fauteuil où il était assis, et se leva pour recevoir debout les personnes qui venaient le voir à divers titres et les forcer ainsi à abréger leur visite. Cette très-légère différence entre l’accueil qu’il faisait autrefois aux gens qui venaient le solliciter et auxquels il offrait un siége avec tant de grâce, cette très-légère différence, dis-je, semblait montrer que Mathieu Durand pensait déjà que c’était perdre son temps que d’écouter des demandes auxquelles il accordait