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robe sur la pointe de ses souliers, tandis que l’autre porte sa honte haut le front et fait voir sa jarretière aux passants. La première, croyant mieux voiler ses vices en blâmant celles qui laissent voir les leurs à nu, déteste la franche coquine qui la force incessamment à mépriser tout haut la vie qu’elle mène tout bas, tandis que la seconde ne peut pardonner à celle qui se cache le peu de considération qu’elle garde, quoiqu’elle ne soit pas moins indigne de toute estime, et elle la hait de ce qu’elle obtient une meilleure place dans le monde. Posez une honnête femme entre ces deux femmes, elle les méprisera l’une et l’autre ; mais elle n’aura que faire de les haïr, elles ne lui portent aucun préjudice. Quant à ces deux femmes, elles détesteront sans doute l’honnête femme, mais moins qu’elles se détestent.

— Ceci me paraît au moins subtil, fit le baron, et n’explique pas la position du comte et du banquier.

— Allons donc ! fit Satan ; mais ce même sentiment de haine, déjà modifié, se rencontre entre deux hommes dont l’un est un fripon éhonté et l’autre un fripon hypocrite. Il n’y a presque jamais que les créanciers voleurs qui font mettre en faillite les débiteurs fripons ; les honnêtes gens ne s’en mêlent pas. C’est toujours la maîtresse du mari qui l’avertit que sa femme le fait cocu : une honnête femme s’en garderait. Le vice n’a pas d’ennemi plus implacable que le vice. Faites subir encore à ce sentiment une modification qui n’est qu’extérieure, appelez ridicule ce que je nomme vice, et vous trouverez le même principe de haine entre deux parvenus comme Mathieu Durand et M. de Lozeraie.

— Deux parvenus ! s’écria le poëte ; comment ! M. de Lozeraie était…

— Quoi ? fit le Diable.

— Un parvenu ?

— Oui.

— Ah ! c’est donc pour cela que vous l’avez fait ridicule ?

— Non ; c’est pour cela qu’il l’était, ainsi que Mathieu Durand, repartit le Diable, et c’est pour cela qu’ils se détestaient. En effet, tous deux étaient désolés de l’obscurité de leur origine ; mais l’un en faisait parade pour l’imposer orgueilleusement à la société, comme les femmes de mœurs perdues prétendent lui imposer leurs vices, et l’autre la cachait avec soin, avide qu’il était d’un genre de considération qu’il savait ne pas mériter, comme fait la femme hypocrite. Mathieu Durand était l’homme d’orgueil qui se croyait la force de lutter seul contre les préjugés sociaux et de les vaincre à son profit ; M. de Lozeraie, l’homme de vanité qui s’y soumettait à la condition de les tourner à son profit ; Mathieu Durand haïssait M. de Lozeraie de ce qu’il occupait, par un mensonge, une position d’homme important qu’il ne méritait à aucun titre ; M. de Lozeraie haïssait Mathieu Durand de ce que l’affectation de celui-ci à vanter son origine obscure était une satire vivante du soin qu’il mettait, lui, M. de