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père lui reprochait doucement de négliger ses talents en musique, elle lui répondit aigrement : « Je suis assez forte sur le piano pour mourir. » Cependant il n’est pas douteux qu’elle eût été cruellement punie de sa comédie si son père eût cédé à ses désirs ; mais elle avait fini par comprendre qu’elle ne réussissait pas, et, en attendant, elle obtenait une autre espèce de succès qui lui plaisait bien plus que tout autre. Elle chagrinait son père, elle alarmait toute la maison ; on surveillait ses actions, on entourait son sommeil, on la suivait dans ses promenades, on tremblait de la voir examiner un couteau ou se mettre à une croisée un peu élevée. Tout cela servait de distraction au dépit de mademoiselle Durand, qui s’apercevait de ces craintes et qui s’amusait à les exciter.

Voilà où en étaient les choses trois mois après l’époque à laquelle cette histoire a commencé, et Mathieu Durand, véritablement alarmé de la persistance de Delphine, commençait à sentir l’antipathie qu’il portait à M. de Lozeraie fléchir devant le chagrin que lui causait sa fille, lorsque arriva la scène suivante…

— Vous parlez toujours, dit le poëte, de la haine de M. de Lozeraie et de Mathieu Durand. Il me semble que toute haine doit avoir un motif.

— Un motif ? reprit le Diable ; en donne-t-on à l’amour ? pourquoi en cherchez-vous à la haine ? On se hait parce qu’on se hait, voilà tout, comme on s’aime parce qu’on s’aime. Cependant l’antipathie du banquier et du comte ne partait pas d’un de ces vifs instincts de dissidence qui séparent invinciblement certaines natures, et je crois qu’ils se haïssaient pour quelque chose, sans cependant s’être rendu compte de ce quelque chose. Leur haine avait ses motifs. Mais il ne faut point les chercher dans des relations antérieures entre ces deux hommes ; ils ne venaient point du tort ou du mal que l’un ou l’autre avaient pu se faire dans le monde. Jamais il n’avait existé entre eux ni rivalité d’amour ni rivalité politique, ces deux sources si fécondes de querelles, de crimes, de niaiseries et de ruines ; et, lorsqu’ils se virent chez M. de Favieri, c’était la première fois qu’ils se rencontraient, bien que depuis longtemps ils se connussent de nom l’un et l’autre. La haine qu’ils se portaient venait seulement de ce qu’ils avaient en eux-mêmes un vice pareil, se produisant sous des formes différentes. S’il est possible de faire comprendre un sentiment haineux par un autre, j’en invoquerai un dont la réalité n’est pas contestée, parce qu’il se rencontre plus fréquemment dans notre société. La haine qui séparait M. de Lozeraie et Mathieu Durand était la même que celle qui existe entre deux femmes de mauvaise conduite, dont l’une cache ses écarts avec hypocrisie et baisse sa