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XXXIX

PAUVRE FEMME !


— Sans doute, dit Luizzi, c’est un chapitre comme il y en a tant : un mari amoureux pendant quelques mois, puis qui abandonne sa femme, puis qui lui reproche ce qu’il a fait pour elle et qui la livre au mépris, à la solitude…

— Non, mon maître, reprit le Diable, ce n’est pas cela. Ce chapitre, si tu pouvais l’entendre, durerait bien plus longtemps que tous ceux qui l’ont précédé ; mais en vérité, tu es devenu trop incapable de m’écouter. À présent que tu as une espérance personnelle, l’égoïsme est entré avec elle dans ton âme, tu es comme le monde où fut jetée Eugénie, tu crains de perdre ton temps à t’occuper d’elle parce qu’elle n’est plus la seule planche de salut qui te reste.

— Tu te trompes, Satan, dit Luizzi ; je t’écouterai, mais voilà le jour qui vient, hâte-toi.

— Soit, dit Satan, et je te parlerai comme tu m’écouteras, sans m’arrêter aux détails, sans appeler une attention que tu n’as plus. Maintenant, voici pourquoi Eugénie fut une pauvre femme :

Ce fut parce qu’elle entra dans le monde avec un témoignage vivant de sa faute, parce qu’elle avait un mari qui l’aimait assez pour la croire innocente, mais qui n’était pas assez fort pour la faire accepter comme innocente ; parce que pour elle rien ne garda le sens vulgaire des actions ordinaires, quand ces actions même n’avaient pas un sens particulier. D’abord, M. Peyrol emmena sa femme dans sa province : mais il l’avait épousée contre la volonté de sa famille, quoique du consentement de son père. Celui-ci recevait sa bru et la protégeait presque autant que son mari ; mais il y a des choses contre lesquelles on ne protége pas, c’est l’accueil glacé des belles-sœurs et des beaux-frères, c’est l’impertinence de certaines politesses et de certains oublis, c’est le nom froid et cérémonieux de madame sans cesse adressé à Eugénie par des gens dont la familiarité ne se servait entre eux que d’un prénom amical, c’est cette adresse méchante qui, ne pouvant la chasser d’un salon, semblait l’exclure de la famille, puis les mille circonstances qui poignent le cœur sans qu’on puisse s’en plaindre. C’était à la promenade un salut qui n’était pas rendu, circonstance qu’Eugénie n’osait pas expliquer par une distraction, comme eût pu le faire toute autre femme. C’était une visite refusée et dont on faisait d’autant plus remarquer l’absence