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une somme considérable pour tout le monde. À son tour, M. Félix aperçut M. de Lozeraie et M. Durand, et, passant devant eux d’un air grave, il prononça à demi voix, mais de manière à être entendu de chacun, les deux mots suivants, en désignant de l’œil le banquier d’abord, le comte ensuite : « Orgueil et vanité. » Ni Durand ni M. de Lozeraie n’étaient hommes à supporter une pareille injure. Mais celui qui la leur adressait avait quatre-vingts ans ; tous deux gardaient aussi le souvenir de la manière dont ils l’avaient reçu, des paroles mystérieuses et presque menaçantes qu’il avait prononcées, et, retenus sans doute par une crainte dont eux seuls avaient le secret, ils le laissèrent s’éloigner sans répondre. Seulement ils se regardèrent, et l’assurance où était chacun d’eux que l’autre avait entendu le mot insultant qui lui avait été adressé redoubla dans leur cœur la haine qui semblait les séparer instinctivement.

Les explications qui suivirent ce bal ne laissèrent pas de donner au grand seigneur et au banquier de nouveaux sujets de se haïr. En effet, une première explication avait eu lieu entre Arthur et Delphine. Le jeune amoureux, d’autant plus maladroit qu’il était plus amoureux, s’imagina faire une grande montre de passion en jurant à Delphine qu’il saurait bien résister aux injustes préventions de son père. La jeune fille demanda quelles étaient ces préventions, et Arthur eut la gaucherie de les lui répéter. À cela, la riche héritière ne trouva rien de mieux à répondre que de renvoyer à M. de Lozeraie les dédains de mademoiselle de Favieri, en les mettant sur le compte de Mathieu Durand, pour que M. de Lozeraie n’eût pas seul en cette occasion l’avantage de l’impertinence. Il est assez concevable que Delphine, avec le caractère que lui avait fait la faiblesse de son père, lui rapportât les impertinences de M. de Lozeraie ; mais il fallait une circonstance toute particulière pour pousser Arthur à révéler à son père les propos que lui avait redits Delphine. Voici ce qui était arrivé à ce sujet : M. Félix, s’étant fait présenter Arthur pendant le bal, le prit à part et lui dit qu’il avait un entretien à lui demander relativement à une affaire d’argent où le nom de sa mère pouvait se trouver compromis. À cela Arthur avait répondu qu’il était aussi jaloux de sauver l’honneur du nom de sa mère, quoiqu’il ne le portât pas, que de maintenir l’honneur du nom de son père qu’il portait. M. Félix parut charmé de cette réponse, mais il répliqua gravement :

« — Plût à Dieu que celui que vous portez valût pour vous celui que vous ne portez pas !

— Monsieur ! s’écria Arthur.

— Nous nous reverrons, jeune homme, lui dit doucement le vieillard,