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que, n’en eût-il pas une toute faite, il saurait s’en faire une indépendante ; il ajouta qu’aucune menée ne pourrait l’empêcher d’épouser la femme qu’il aurait choisie et qu’il aimerait, fût-elle sortie de la dernière classe du peuple, fût-elle pauvre, fût-elle servante. Madame Legalet avait senti à qui s’adressait un pareil discours, et, toute prête à faire comprendre à Alfred qu’il ne devait plus remettre les pieds dans sa maison, elle voulut se venger de la perte de ses espérances. À peine Alfred avait-il fini de parler qu’elle ajouta :

« — Voilà de nobles sentiments, Monsieur ; mais je suppose qu’à toutes les qualités que vous souhaitez dans celle que vous voulez épouser, vous ajoutez encore celle d’être une honnête fille. »

À ce mot, Alfred se leva et Eugénie aussi. Alfred la regarda et Eugénie le regarda. Il pâlit à l’effrayante expression du visage d’Eugénie : il y avait un adieu éternel dans ce regard. Elle posa son ouvrage sur la table et sortit pour ne pas tomber éperdue et brisée de honte devant celui qu’elle aimait. Elle courut depuis le magasin, qui était au rez-de-chaussée, jusqu’au cinquième de la maison. J’avais une belle chance, mon maître, la fenêtre était haute et ouverte, Eugénie accourait au suicide, haletante, folle, furieuse ; quelques pas encore, et elle était à moi. Alfred l’avait suivie. Oubliant toute retenue, brisant ces liens si faibles et si forts pour lui que vous appelez convenances, il avait poursuivi Eugénie, et il l’atteignit au moment où elle allait franchir le seuil de sa porte. Il l’arrêta.

« — Vous m’avez compris, lui dit-il. Je vous aime, je sais que vous êtes pauvre, je sais que vous vivez du travail de vos mains, mais je vous en aime davantage. N’ayez peur de personne ; je vous donnerai mon nom, je vous ferai riche, et, je vous le jure, personne alors n’osera vous insulter ni vous calomnier. »

Eugénie regarda ce noble jeune homme qui, à genoux devant elle, tenait ses mains qu’il pressait avec amour.

« — Vous m’aimez ? lui dit-elle, eh bien ! moi aussi je vous aime, et je vais vous en donner une preuve, c’est que je ne veux pas vous tromper. »

Elle ouvrit un tiroir, y prit une lettre et la remit à Alfred. Cette lettre n’avait que ces deux lignes :

« Mademoiselle, tâchez de venir dimanche, votre fille est un peu malade, et votre mère m’accuse de ne pas bien soigner votre enfant. »

Quand Alfred eut lu cette lettre, il demeura immobile devant Eugénie. Elle le regardait, car c’était la vie ou la mort qui allait