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et alors, adieu tous ses beaux projets d’établissement pour sa fille avec un jeune homme qui avait douze bonnes mille livres de rente à lui et dont le père était fort riche !

— Tu es un cruel commentateur, Satan, repartit le baron.

— Non, mais je suis l’esprit de contradiction endiablé, et je trouve presque toujours vos dédains aussi stupides que vos admirations.

— L’heure passe, dit Luizzi, et…

Le Diable reprit :

Eugénie accepta le marché de madame Legalet, et plus encore ; elle accepta les longues soirées passées en présence d’Alfred tandis qu’un regard scrutateur l’observait, tandis qu’il lui fallait repousser avec aigreur des avances que tout le monde voyait alors : raillée lorsqu’elle avait réussi à donner assez d’humeur à Alfred pour qu’il allât adresser à une autre des paroles qui devaient faire croire à Eugénie que cet amour dont elle était heureuse n’avait pas tenu contre le plus léger obstacle ; insultée quand elle n’avait pas fatigué la poursuite, car on lui disait qu’elle n’y avait pas mis assez de rigueur ; toujours menacée de voir son secret dénoncé, et souffrant tout cela parce qu’elle aimait, tant l’amour dompte les plus fortes natures ! tant il soumet les âmes les plus délicates à boire jusqu’à la lie les plus amers dégoûts ! C’est l’histoire de la faim et de la soif, mon maître : lorsque ces deux besoins tiennent l’homme, qu’il ait vécu de pain noir ou de bonne chère, il boit et mange avec avidité ce qui avant lui eût fait lever le cœur. La présence d’Alfred et le son de sa voix étaient les aliments dont Eugénie se nourrissait, et elle ne se sentait pas la force de s’en priver, quelques lâches saletés qu’on y mêlât. Il faut te dire aussi, pour que tu comprennes cet amour dans toute sa portée, que le secret d’Eugénie n’était pas resté dans les mains seules de madame Legalet pour fustiger Eugénie. Thérèse, l’impudente Thérèse, l’avait laissé glisser parmi toutes les jeunes filles du magasin, et les insolences et les tortures de Londres recommencèrent, mais plus vives, plus atroces, plus intenses, car elles s’adressaient à un cœur où elles blessaient à la fois l’orgueil et l’amour.

Alfred avait cependant compris qu’un changement si soudain dans la conduite d’Eugénie et dans les habitudes de ses camarades devait avoir une cause ; il pensa justement qu’on avait deviné son amour, et il devina les projets de madame Legalet. Un soir, bien résolu de ne laisser à personne de folles espérances et à rendre la force à celle qu’on tyrannisait sans doute à cause de lui, il déclara, en ayant l’air de ne parler à personne, qu’il comptait se marier ; car depuis huit jours il avait atteint l’âge de vingt-cinq ans. Il déclara aussi qu’il se souciait fort peu de la fortune, parce