Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/349

Cette page n’a pas encore été corrigée

banquiers commençaient à douter de sa solvabilité et lorsque lui-même connaissait mieux que qui que ce fût le fâcheux état de ses affaires. Personne, du reste, n’avait jamais pu deviner les raisons déterminantes de ces décisions si contraires à ses intérêts : les uns disaient que c’était caprice, d’autres que c’était générosité, mais il était difficile de supposer des caprices si fantasques à un homme qui montrait tant de rectitude dans la conduite générale de ses affaires. La générosité eût peut-être mieux expliqué cette manière d’agir, car Mathieu Durand passait pour généreux, si on ne l’avait pas vu quelquefois opposer les refus les plus inébranlables à certaines demandes de secours. Un seul homme prétendait que c’était calcul. Cet homme, c’était M. Séjan, le premier commis de la maison Mathieu Durand. Mais il n’expliquait point quel était le but de ce calcul. Un jour que quelqu’un lui demandait à quelle arithmétique appartenait un calcul qui consistait à prêter cent mille francs à un débiteur insolvable, le vieux Séjan se contenta de répondre : « Ceci appartient à l’arithmétique indirecte. » Que signifiait ce mot « arithmétique indirecte ? » M. Séjan ne l’expliquait pas, et se renfermait dans un silence obstiné auquel un imperceptible sourire et un léger clignement d’yeux prêtaient un air de finesse profonde. Ces écarts en dehors de la ligne directe des bonnes affaires n’excitaient d’ailleurs les craintes de personne, quoiqu’ils fussent assez nombreux ; car la réputation de probité et d’habileté de Mathieu Durand était au-dessus du soupçon, et il était assez riche pour pouvoir se ruiner sans qu’il y parût.

Mais il me semble inutile de pousser plus loin le portrait de Mathieu Durand, dit Satan en s’interrompant, et je pense que ses actions et ses paroles le peindront mieux que je ne pourrais le faire. Et il continua ainsi :

— Mathieu Durand était donc dans son riche cabinet, grande pièce ornée de magnifiques tableaux, sévèrement tendue d’un drap vert bordé de large velours noir, et meublée avec ce luxe puissant qui paye cher pour avoir beau et bon. Après avoir lu tous les journaux avec une grande attention, le banquier ouvrit un des tiroirs de l’immense bureau près duquel il était assis et en tira un papier qu’il lut avec une attention encore plus exacte ; il effaça plusieurs phrases, en ajouta plusieurs autres, et recommença la lecture de cet écrit d’un bout à l’autre, le déclamant à mi-voix, tandis qu’une plume à la main il lui donnait son dernier terme de perfection en le virgulant et le ponctuant avec un soin tout particulier ; puis il tira l’une des trois sonnettes, dont les cordons, chacun de couleur différente, pendaient au-dessus de son bureau. Il ne sonna toutefois qu’après avoir encore jeté un regard sur son œuvre. C’était