Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/348

Cette page n’a pas encore été corrigée

où je dois même aller le visiter en revenant de Toulouse.

— Ah ! la rencontre est singulière, fit le Diable, et je ne sais si je dois continuer.

— Au contraire, l’histoire est bien plus intéressante du moment qu’on en connaît les personnages. Je ne serais pas fâché de la connaître à fond.

— Comme il vous plaira, dit Satan ; d’ailleurs cette histoire est, à quelques particularités près, celle de bien des gens.

Et il reprit :

— Mathieu Durand n’avait à cette époque que cinquante-cinq ans, quoiqu’il parût plus âgé. Les rides profondes qui traversaient en tous sens son front large, découvert et pensif, attestaient l’effort constant d’une vie active et laborieuse. Cependant, lorsqu’il était inoccupé, ce qui lui arrivait rarement, son visage respirait une bienveillance affectée pour tout ce qui l’entourait, et le son de sa voix, plutôt encourageant que protecteur, semblait dire à tous : Je suis heureux, et je veux que vous le soyez aussi. On eût pu néanmoins remarquer qu’il semblait plutôt fier qu’heureux de son bonheur, qu’il le montrait volontiers et qu’il aimait à le laisser contempler, comme s’il le sentait mieux par l’effet qu’il produisait sur les autres. Ce n’était pas pour en humilier ceux qui l’approchaient, c’était plutôt pour leur faire voir dans sa personne le but où tout homme peut atteindre par un travail patient et une conduite honorable. Du reste, le caractère le plus général de la physionomie de Mathieu Durand était celui d’une forte et rapide intelligence. Ainsi, lorsqu’il écoutait quelqu’un parler d’affaires, il avait un léger froncement de sourcils qui donnait à son regard quelque chose d’absorbant, qui semblait ne laisser échapper ni un geste, ni une parole, ni un mouvement ; et cette puissance de tout saisir était si vive et si complète, que, lorsqu’il répondait, son habitude était de résumer rapidement tout ce qui lui avait été dit, et cela avec une netteté et une précision remarquables. Puis venaient ses observations soit pour accueillir, soit pour refuser, soit pour modifier les propositions qui lui étaient faites. C’est à ce moment que se manifestait le trait le plus saillant et à la fois le plus caché de Mathieu Durand : c’était une obstination froide, calme et polie dans ses idées, une obstination telle qu’il ne changeait aucunement d’avis, quelque raison qu’on pût lui donner. C’est à dessein que je dis qu’il avait une singulière obstination dans ses idées, car personne n’était plus facile que lui à changer de résolution. Ainsi, après avoir condamné une opération et en avoir renversé les calculs avec une grande supériorité, on le voyait tout à coup porter l’appui de son nom et de ses capitaux à cette opération. D’autres fois il ouvrait un large crédit à un négociant au moment où les autres