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les imiter.

— Cependant, dit Luizzi, aujourd’hui que les classifications sociales s’effacent, on peut choisir où l’on veut, sans redouter une opposition qui autrefois était solidaire entre gens de même sorte.

— Allons donc ! fit le Diable ; hé ! qui oserait peindre un député indépendant qui veut se vendre, un banquier voleur, un notaire idiot, un militaire fanfaron, un magistrat infâme, un avocat malhonnête homme ? Mais la chambre, la banque, le notariat, l’armée, la magistrature, le barreau se révolteraient. On crierait à l’impudence, à la démoralisation, à la désorganisation sociale, au feu révolutionnaire. On s’est moqué, du temps de Louis XIV, des marquis qui étaient au lever du roi ; je vous défie de pouvoir mettre en scène le valet de chambre qui habille votre souverain. On faisait des baillis idiots, et nul pouvoir ministériel n’oserait permettre de représenter un commissaire de police imbécile. Si vous voulez peindre un ouvrier insolent et brutal, vous trouverez mille ouvriers insolents et brutaux, sans compter les bons et les niais, qui se croiront intéressés dans la querelle et qui vous siffleront en disant que vous calomniez le peuple. Si vous faites un riche sordide et sans pitié, on vous chasse des salons en vous traitant d’envieux et de misérable que la pauvreté rend enragé. Faites un pédant ambitieux tout gonflé d’une fausse science, et tous les corps savants s’insurgeront contre l’ignorant qui les ravale. Faites un fat littéraire qui gâte l’esprit qu’il vole en le faisant passer par sa plume, et tous les feuilletons diront que vous êtes un sot. Vous en êtes réduit à rire des bossus et des Anglais qui baragouinent : voilà toute votre comédie. L’empire du rire appartient aux bouffons, à la condition qu’ils le seront jusqu’à l’absurde ; car s’ils ne le sont que jusque la vérité, on y reconnaîtra un citoyen quelconque, appartenant à une classe quelconque qui ne voudra pas être jouée. L’égalité devant la loi a tué la satire personnelle ; l’égalité devant le vice a tué la comédie. Quand une vieille maison s’écroule, il est dangereux de mettre le marteau dans les crevasses ; quand la société se sent tomber, elle ne veut pas qu’on découvre ses lézardes. Elle s’enduit de toutes sortes de lois, elle se badigeonne de respect humain, elle s’étaye de morale écrite, car elle craint la plus légère atteinte. Ce n’est plus une classe qui est solidaire dans cette opposition à toute peinture vraie, c’est la société entière ; et quel homme est assez fort pour lutter contre elle ?

— Ajoutez à cela, dit le poëte, que tout ce vice même manque de relief, de vigueur ; c’est à peine s’il reste quelques ridicules effacés…

— Je vous assure qu’il y en a d’énormes, dit le Diable en regardant le poëte…

— Des passions sans vigueur…

— Je vous jure qu’il y en a de monstrueuses…

— Une vie réglée et