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— Pour qui donc ?

— Pour ton compagnon de voyage.

— Le poëte ?

— Pour lui.

— Et qu’as-tu donc à lui dire ?

— Deux anecdotes : l’une, pour qu’il en fasse un roman qui sera horrible ; l’autre, pour qu’il fasse une mauvaise action. Et cependant il y aurait une bonne action à faire avec la première anecdote et une bonne comédie à faire avec la seconde.

— Et d’où sais-tu qu’il choisira mal ?

— Parce que je connais l’homme et les hommes, parce que ton siècle aime les tableaux monstrueux et dédaigne les peintures vraies.

— Et quelles sont ces anecdotes ?

— Tu pourras les écouter.

En parlant ainsi, ils arrivèrent auprès de la voiture, et tous deux prirent les deux seules places qui restaient.

— Hé bien ! fit le poëte en voyant Luizzi, qu’avez-vous fait de notre conteur ?

— Je l’ai laissé retourner à son presbytère.

— Quoi ! s’écria le poëte, c’était un curé ?

— Le curé de ce village.

— Pardieu ! pour un prêtre, il raconte de singulières choses, il sait des ballades bien édifiantes.

— N’est-ce pas l’abbé de Sérac ? dit le Diable en se mêlant à la conversation. En ce cas, je connais la ballade qu’il vous a racontée ; il ne sait que celle-là, et la dit à tout venant, ni plus ni moins qu’un orateur de l’opposition faisant toujours le même discours, et un ministre faisant éternellement la même réponse.

— Ce n’est pas qu’il n’y ait quelque matière à un bon drame, à part la course aux cadavres, dit le poëte. J’y songerai.

— Ah ! Monsieur fait du théâtre ? reprit le Diable. C’est une belle chose que de dominer tout un public par la puissance de sa pensée, que de le tenir haletant sous sa main, et de le faire frémir et pleurer à son gré.

— Mais oui, fit le poëte de son air le plus fat, c’est un de ces bonheurs que j’ai goûtés quelquefois.

— Ce qui m’étonne, dit Luizzi, à qui ce monsieur littéraire, qui lui avait rendu service, déplaisait souverainement, c’est que l’on ne fasse pas de la comédie : les originaux ne manquent pourtant pas.

— De la comédie ! s’écria le poëte, où voulez-vous la prendre ?

— Sur le grand chemin, dit le baron ; on l’y rencontre aussi bien que dans les salons.

— Demandez plutôt comment vous pourriez la faire, dit le Diable.

— Mais comme on la faisait autrefois, reprit le baron.

— Autrefois, Monsieur, on osait rire et blâmer, aujourd’hui on ne le peut plus, repartit Satan.

— Dans un temps de liberté comme le nôtre, vous croyez qu’on est plus esclave que jadis ?

Le Diable fit une moue méprisante, et répliqua à Luizzi :

— Dans un temps où le vice tient toute la société, on n’a plus de public pour rire du vice. Il ne fait pas bon de mépriser les voleurs dans une maison de reclusion ; on ne vous y pardonne pas d’y raconter leurs méfaits, à moins que ce ne soit pour apprendre à