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donner aucune direction à son cheval, qui s’élança vers le pied de la colline avec la rapidité d’un cerf. Tandis que cela se passait ainsi d’un côté du château, une scène non moins horrible s’accomplissait dans la chambre de sire Hugues. Le vieillard s’était relevé et Ermessinde avec lui.

« — Lionel, Lionel ! se prit-elle à crier en se traînant vers la porte par laquelle avait disparu son fils.

— Ne crains rien, lui dit le vieillard avec rage, tu le reverras. »

Aussitôt Hugues voulut s’élancer à la poursuite de Lionel, mais Ermessinde se jeta devant lui pour lui barrer le passage. La rage de Hugues s’en accrut, et, tirant son poignard, il en frappa la malheureuse. Il se crut libre ; mais elle, s’attachant à lui du reste de ses forces, l’arrêta encore ; et lui, dans le délire de sa rage, lui déchira les mains avec son poignard pour la forcer à le lâcher. La lutte fut assez longue pour donner à Lionel le temps de fuir. Enfin Ermessinde succomba, et le vieillard put sortir de sa chambre. Depuis longtemps ses cris et ceux d’Ermessinde avaient éveillé les habitants du château. Ils accoururent dans la salle que Lionel venait de quitter, et là ils trouvèrent Hugues qui demandait avec fureur à Alix :

« — Où est-il ? où est ton amant ?… où est l’infâme ? »

Elle ne répondit pas. Le vieillard se précipita dans la chambre de son fils en appelant :

« — Gérard ! Gérard ! »

Il y resta longtemps sans qu’on entendît rien, sans que personne osât franchir le seuil de la porte. Lorsqu’il sortit de cet appartement, on eût dit qu’une force surhumaine animait ce corps caduc et faible. La pâleur de son visage était effrayante, ses cheveux blancs se hérissaient autour de sa tête. Non-seulement il avait vu dans cette chambre le cadavre de son fils, mais à la lueur des éclairs il avait vu passer dans la campagne celui qu’il croyait son assassin, et qui longeait en fuyant le mur du château. Sans doute un démon l’avait inspiré, sans doute une horrible pensée, une de ces pensées qui fondent sur l’homme avec la rapidité de l’aigle et qui l’étreignent dans leurs serres de fer, s’était emparée de lui, car il ne poussa ni cris ni imprécations ; mais, d’une voix brève et forte qu’on n’eût pu reconnaître pour la sienne, il donna quelques ordres. L’obéissance des serviteurs était chose ordinaire dans le château de Roquemure ; et cependant jamais elle n’avait été si rapide et si complète, tant la fermeté de la voix de Hugues et l’assurance de sa démarche avaient frappé tout le monde d’épouvante et de surprise. En un moment, le cadavre de Gérard, Ermessinde et Alix furent transportés dans la grande cour du