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« — Qui vous a appelé ? lui dit Hugues sévèrement et en se tournant de son côté.

— Que viens-tu faire ici ? s’écria sa mère en s’élançant vers lui. »

Lionel garda un moment le silence ; il avait l’air égaré d’un homme après son premier crime. Cependant il se remit, et, repoussant doucement sa mère, il répondit :

« — Puisque le hasard l’a voulu, soyez donc témoin, ma mère, de ce que je venais dire à mon père.

— Tu m’avais juré de partir, Lionel.

— Et je partirai.

— Tu m’avais juré de ne pas voir notre maître à tous deux.

— Je vous ai juré, ma mère, de ne pas sortir du respect que je dois à mon père. Aussi c’est avec respect que je viens l’interroger.

— Oh ! tais-toi, s’écria Ermessinde ; qu’as-tu donc à lui demander ?

— J’ai à lui demander, ma mère, pourquoi vous pleurez sans cesse, pourquoi je suis toujours proscrit.

— Tu veux le savoir ? s’écria Hugues en se levant soudainement.

— Oh ! taisez-vous, taisez-vous ! reprit Ermessinde, en quittant son fils pour s’élancer vers son mari. »

Hugues la regarda, et la pitié le prit pour la mère et le fils.

« — Va t’en ! dit-il à celui-ci. Ne me demande pas ce que je tiens caché dans mon cœur depuis vingt-deux ans. »

Cette parole sembla éblouir Lionel comme le jet soudain d’une clarté fatale.

« — Depuis vingt-deux ans ! » dit-il lentement et en abaissant sur sa mère un regard où se lisaient tous les soupçons que cette date venait de faire naître en lui.

La mère ne put soutenir le regard terrible de son fils, et, sa honte lui retombant sans cesse sur la tête comme l’éternel rocher de Sisyphe, elle se laissa aller sur ses genoux, en criant à son mari et à son fils :

« — Grâce ! grâce ! »

Lionel resta immobile, ses yeux se fermèrent, puis il passa avec effort sa main sur son front pour en essuyer la sueur glacée qui l’inondait ; car sa pensée venait de faire un long et triste voyage en ce moment si court. Il avait remonté tout son passé, et tout son passé venait de lui être expliqué. Revenu au moment présent, il ouvrit les yeux pour s’assurer que ce n’était pas un rêve qu’il faisait, et vit Hugues le regardant avec une joie féroce et sa mère à genoux n’osant pas le regarder.

Lionel n’était pas un de ces êtres faciles et humains qui se sentent le cœur pris par de soudaines et hautes pitiés. Il ne pardonna pas à sa mère, quoiqu’il sût de quel long supplice elle avait payé sa faute ; mais, entre la douleur d’Ermessinde et la joie de Hugues, il n’hésita pas, et, se penchant vers sa mère, il lui dit :