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elle aimait aussi. Elle l’ignorait encore lorsqu’un jour, revenant de voir sa fille à la campagne, on lui apprit qu’une nouvelle ouvrière avait été admise chez madame Legalet. Le lendemain sa terreur fut extrême à l’aspect de cette nouvelle ouvrière : c’était Thérèse. Celle-ci l’aborda effrontément comme une amie. Mais Eugénie ne put contenir la révolte de son cœur. Après une réponse glacée à toutes les avances de Thérèse, elle se retira loin d’elle et évita de lui parler.

La vie va vite dans certaines circonstances. Eugénie n’avait été occupée toute la journée que de la crainte de voir Thérèse divulguer son secret. Cette crainte n’avait pourtant pas eu toute la portée que tu peux croire. Le calme de son âme lui avait rendu de la force, le témoignage de sa conscience la soutenait, elle s’était dit qu’en désespoir de cause elle quitterait cette maison et chercherait un autre asile ; mais lorsque le soir vint et qu’Alfred parut, l’effroi que Thérèse avait inspiré à Eugénie et contre lequel elle s’était senti la force de lutter, domina complètement son âme. Dans le premier mouvement de cet effroi, elle voulut cacher l’amour d’Alfred et redoubla de précautions contre lui. Elle aimait donc cet amour, puisqu’elle le protégeait contre une dénonciation. Puis, quand elle eut compris, avant la soirée finie, que Thérèse l’avait devinée, elle sentit qu’elle n’aurait pas contre le mépris d’Alfred la force qu’elle avait contre le mépris des autres, et un moment l’orgueilleuse Eugénie eut la pensée d’implorer la pitié de cette Thérèse qui l’avait perdue. Elle passa la soirée entière les yeux baissés sur son ouvrage et remplis de larmes, et, lorsqu’elle se leva pour se retirer, Thérèse s’approcha d’elle et lui dit d’un ton où régnait la basse ironie du vice :

« — Il est gentil ton nouvel amoureux, mais il a l’air un peu niais. C’est une bonne dupe à prendre. »

Eugénie fut trop révoltée de l’infamie de ce mot pour se sentir la force d’y répondre, elle se détourna avec dégoût. Thérèse se vengea du mépris qu’elle méritait en le renvoyant à celle qui ne le méritait pas. En peu de jours la fille expérimentée connut l’amour d’Eugénie et connut aussi celui de Sylvie. Alors elle se rapprocha de cette jeune fille, appela des confidences qu’Eugénie repoussait depuis longtemps ; et, assurée de l’erreur de Sylvie, elle la lui arracha, déchirant impitoyablement ce jeune cœur, pour que dans son désespoir il frappât sans pitié sur celui d’Eugénie.

« — Oh ! s’écria Sylvie quand Thérèse lui eut dit qu’Eugénie aimait Alfred, oh ! c’est impossible ! elle à qui j’ai tout dit, elle à qui j’ai confié tout ce que j’ai dans le cœur, elle me trompait, elle