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m’en veuille pas de redouter cette tranquillité affectée, ce n’est pas là le caractère que je te connais.

— Le temps change toutes choses et ronge le marbre le plus dur.

— L’humiliation qu’on dévore avec tant de patience rêve quelquefois une vengeance.

— En rêvez-vous donc une ?

— C’est ainsi, c’est par un silence obstiné que le malheur mène au crime, Lionel.

— Le vôtre vous y a-t-il conduite ?

— Non, mais il en est peut-être parti.

— Ma mère ! s’écria Lionel en reculant… ma mère ! » répéta-t-il d’une voix terrible.

Mais il se remit tout à coup, et, tombant à genoux devant sa mère, il lui dit :

« — Oh ! non, vous êtes la plus sainte et la plus pure des femmes ; pardonnez-moi d’avoir oublié que vous êtes assez résignée pour vous accuser, afin que je n’accuse pas le mari qui vous fait souffrir, le père qui me chasse. Non, ma mère, non, vous n’êtes pas coupable, vous que j’ai vue, depuis que je suis au monde, donner à cette misérable maison l’exemple de la plus inaltérable vertu… non !… mais vous êtes malheureuse, et ce malheur, il faut qu’il finisse pour vous et pour moi.

— Et que veux-tu faire ?…

— Je vous le dirai demain, ma mère.

— Et jusque-là ?

— Jusque-là je ne sortirai pas du respect qu’un fils doit à son père, je vous le jure. »

Ermessinde quitta son fils, redoutant ce qui allait arriver, mais ne se sentant de force ni pour le prévoir ni pour l’empêcher. Ce n’est pas impunément que l’âme s’est pendant vingt ans accoutumée à une obéissance résignée. Le pli que l’on impose résolûment à un caractère ferme finit par être plus fort que lui. L’acier le mieux trempé ne se relève plus quand il a été trop longtemps courbé. Ermessinde en était là ; tout était brisé en elle, jusqu’à l’amour maternel, qui, s’étant aisément plié à toutes les humiliations pour protéger et abriter son fils tant qu’il avait été petit et faible, ne pouvait plus se redresser jusqu’à lui maintenant qu’il était grand et fort. À peine fut-elle sortie, que Lionel quitta à son tour la chambre et rentra dans la grande salle du château. À l’un des angles, une femme y veillait, ayant une lampe à côté d’elle. Au bruit des pas de Lionel, elle se retourna soudainement en poussant un cri. Lionel courut vers elle, et reconnut Alix. Elle pleurait, elle voulut cacher ses larmes, mais cet effort fut vain ; la source était ouverte, elle ne se ferma pas à volonté. Alors, impuissante à cacher sa douleur, Alix lui donna un plus libre cours, et, honteuse d’avoir été trouvée pleurant, elle pleura davantage. Le cœur de Lionel était cuirassé d’une double douleur ; il avait le désespoir de son amour trompé et de sa tendresse filiale méconnue, il était assez malheureux pour être sans pitié, et il dit froidement à Alix :