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ans que tu pleures, je suis las de ma douleur et de la tienne, écoute-moi donc : Lionel aime Alix.

— Il ne la connaît pas, il l’a vue ce soir pour la première fois.

— Il la connaît depuis longtemps, il y a dix-huit mois… »

— Voilà les fameux dix-huit mois ! s’écria le poëte en interrompant le Diable, qui nageait en plein dans son récit, où Luizzi le suivait avec une attention toute particulière.

Luizzi eut encore grand’peine à contenir un moment d’impatience, et il répliqua à l’interrupteur avec une politesse trop marquée pour ne pas être impolie :

— En vérité, vous seriez le plus aimable homme du monde si vous pouviez me laisser écouter ce récit d’un bout à l’autre sans l’interrompre à chaque instant.

— Pardon ! fit l’homme de génie, mais je crois que c’est pour moi que Monsieur fait ce récit.

— Tenez, reprit Satan, je crois que je commence à vous ennuyer l’un et l’autre, je vais en rester là.

— Non, oh ! non, dit le baron avec vivacité, parlez, je veux savoir la fin de cette aventure.

— Est-ce que vous faites aussi du drame ? repartit le Diable.

— Je n’ai pas cette prétention, mais je ne suis pas moins curieux que Monsieur de ces sortes de ballades diaboliques.

— Tiens ! fit Satan d’un air étonné, vous connaissez donc celle-ci, puisque vous savez que le Diable s’en mêle ?

— Il me semble que vous nous en avez prévenus. Du reste, je vous prie… je vous serai obligé de finir.

— Je le veux bien, dit le conteur.

— Hugues, reprit-il, répondit donc ainsi à Ermessinde, qui l’écoutait avec stupéfaction :

« — Il y a dix-huit mois, Alix était à Paris, et il y a dix-huit mois, elle y rencontra Lionel dans ces joutes brillantes où il s’est requis un si grand renom. J’ignorais cela lorsqu’elle vint voir à Orléans le seul proche parent qui lui restât, le sire de Péruse. Ce fut chez lui que je la vis, ce fut à lui que je m’adressai pour l’obtenir. Elle était orpheline, elle n’avait qu’une misérable terre qu’elle ne pouvait protéger ni contre la révolte de ses vassaux ni contre les agressions de ses voisins. Les fautes de sa mère avaient laissé à son nom une tache qui devait lui rendre difficile toute alliance honorable ; mais elle était jeune, belle, séduisante, et j’espérai que l’amour qu’elle inspirerait à Gérard arracherait celui-ci à ses honteuses habitudes de débauche. Lorsque le sire de Péruse me donna la réponse d’Alix, il m’étonna cependant en me disant qu’elle avait accepté avec joie la proposition d’être la bru du sire de Roquemure. Je supposai alors ou qu’elle avait compris le malheur de sa position, ou qu’elle était ambitieuse et que l’espoir d’être la femme d’un riche héritier lui cachait les défauts de Gérard ; car, je vous le jure, je n’avais pas trompé le sire de Péruse.