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C’était, comme vous pouvez le voir, un étrange retour, un étrange accueil, et, entre une belle-sœur et un beau-frère qui étaient censés se voir pour la première fois, c’était une étrange entrevue. Cependant l’heure se passait, chacun gardait le silence ; le vieillard ne semblait ni s’irriter ni s’alarmer de l’absence prolongée de son fils aîné, Alix ne s’en informait pas ; Lionel, plongé dans ses réflexions, suivait de l’œil les jets capricieux de la flamme du foyer ; Ermessinde regardait son mari avec anxiété, comme si elle redoutait l’issue de ce silence. À ce moment on entendit un nouveau bruit à l’entrée de la forteresse, et presque aussitôt Gérard parut. Alix se leva et courut au-devant de lui avec un empressement qui semblait extraordinaire après l’indifférence qu’elle avait montrée. Mais, en le voyant, elle recula vivement, devint rouge et baissa les yeux avec une vive expression de colère et de ressentiment. Gérard était ivre à ne pouvoir se tenir ; il s’avança vers sa femme en trébuchant. Bossu, boiteux, laid, petit, rouge, souillé de vin et de boue, car il était tombé de cheval, Gérard eût fait lever le cœur à une fille de basse-cour. Alix ne put donc que se taire, malgré son désir, d’accueillir gracieusement son époux. Quant à Hugues, quelque colère qu’il éprouvât de voir ainsi son fils chéri se dégrader devant tant de gens, il ne voulut pas que personne manifestât sa répugnance, et il étendit sur tous un regard qui semblait dire : Qui osera blâmer celui que je préfère ? Ermessinde tenait les yeux baissés, Alix avait détourné la tête, et Lionel la regardait avec un sourire de dédain. Tous les autres ne paraissaient pas s’être aperçus de l’entrée de Gérard, et chacun se tenait dans son coin.

« — Hé ! que m’a-t-on dit à la porte ? s’écria Gérard, que mon frère Lionel était ici ?… put !… hé ! bonjour… peuh ! bonjour, Lionel… peueuh ! que je t’embrasse ! »

Lionel resta les bras croisés.

« — Tu n’embrasses pas ton frère ! » s’écria le vieillard avec colère.

Sur un regard suppliant de sa mère, Lionel obéit. Mais dans cette embrassade, la boue et le vin qui étaient sur les habits de Gérard touchèrent la cotte de mailles du jeune chevalier, qui, appelant un page, lui dit d’un air dédaigneux :

« — Essuie cette boue et ce vin ; l’acier le plus pur se ternit et se rouille quand on n’efface pas vite de pareilles taches, et il arrive un jour où la noble armure ainsi dévorée ne peut plus défendre son maître. »

Il n’y avait pas grand’chose à redire au soin que Lionel venait de prendre ; mais Hugues sentit aisément que la cotte de mailles