LE FILS. Il y a un an, j’étais en Picardie, où je fis…
Ici le père, vous comprenez ? le père l’interrompt et lui dit : « J’en sais assez. » Et le public aussi, qui comprend qu’il s’est passé quelque chose d’extraordinaire il y a dix-huit mois.
— Vous vous occupez du théâtre ? dit le poëte d’un air de confraternité protectrice au narrateur.
— J’étudie beaucoup le drame moderne, repartit Satan.
— C’est que c’est bien ce que vous venez de dire là ! Ce fils qui vous raconte tout ce qu’on ne lui demande pas, et ce père qui interroge obstinément, cela jette un mystère étrange sur la pièce.
— Mystère qui se découvrira probablement dans la scène suivante, dit le baron avec impatience.
— C’est-à-dire, répliqua Satan, que nous levons un coin du voile, un très-petit coin, et voici comment. Ermessinde, demeurée avec son fils, lui dit aussitôt :
« — Oh ! dis-moi : qu’as-tu fait il y a dix-huit mois ? pourquoi n’as-tu pas répondu à ton père sur ce que tu as fait à cette époque ?
— C’est que j’aimais alors, et que cet amour doit être un mystère ; c’est que j’avais rencontré une femme que j’ai aimée avec toute la passion d’un cœur qui n’a pas encore aimé.
— Et cette femme, était-elle belle ?
— Ô ma mère ! comment n’eût-elle pas été belle pour moi qui l’aimais, elle qui l’était pour ceux qui me disaient de la fuir, car elle était frivole et coquette ? Elle était si belle, ma mère, et si séduisante, que ceux qui la haïssaient n’osaient ni la regarder ni l’écouter, tant ils avaient peur de l’aimer !
— Et elle t’a trompé, Lionel ?
— Elle m’a trompé, ma mère ; elle s’est donnée à un autre.
— Et tu la pleures ?
— Je la hais, ma mère !
— Et tu l’oublies ?
— Je la maudis tous les jours.
— Oh ! tu l’aimes encore, mon enfant !
— Non, ma mère, non, je ne l’aime plus, reprend Lionel avec effort ; je la verrais mourir sans regret.
— C’est que tu l’aimes toujours.
— Moi ? oh ! ma mère ! dit le jeune homme avec rage, je la tuerais !
— Alors tu l’aimes comme un insensé, répondit Ermessinde. »
Lionel se tut, et sa mère, le prenant dans ses bras, lui dit :
« — Et le nom de cette femme ?
— Il y a un an, j’ai juré que ce nom ne sortirait jamais de mes lèvres.
— Garde ton secret, mon fils, et garde surtout ta haine. »
— Le premier acte pourrait finir ainsi, dit le poëte.
— Au diable votre drame ou votre tragédie ! s’écria le baron avec colère. J’écoute une histoire, et vous me la gâtez.
— Ah ! dame ! monsieur est poëte, dit le Diable.
— Monsieur de Luizzi, reprit le pâle homme de lettres, vous êtes riche et grand seigneur, je crois ; à ce titre je vous pardonne votre mauvaise humeur, car nous n’écoutons pas cette histoire de la même oreille.