Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/31

Cette page n’a pas encore été corrigée

longtemps ?

— Oui, oui, dit Sylvie ; mais c’était le vôtre. Puis il l’a chiffonné en le nouant et le dénouant, il s’en faisait un voile et le mettait sur son visage ; mais il jouait alors, il riait, il était gai, c’est bien différent. »

La veille, Eugénie avait découvert ce qu’était l’amour d’un cœur d’enfant. À ce moment elle découvrait l’aveuglement naïf qui accompagne toujours cette passion, et, craignant de froisser cette âme si délicate en lui arrachant son erreur, elle attendit pour oser lui dire la vérité. D’ailleurs ne pouvait-elle pas elle-même se tromper, et n’était-il pas possible qu’elle ne sût plus voir dans les choses innocentes ? Les jours se suivirent ainsi, et Eugénie, observant sans cesse les moindres actions d’Alfred, fut presque forcée de reconnaître que c’était à elle que s’adressaient ces regards furtifs, ces mots à double sens, ces moments de joie, ces éclairs de tristesse, par lesquels parle sans cesse un amour qui se tait encore. Cependant Sylvie ne voyait rien, ou plutôt elle ne voyait que ce qui pouvait flatter son espérance ; et, confiant chaque soir à Eugénie sur quels frêles indices elle croyait deviner l’amour d’Alfred, elle enseignait à sa rivale que les indices plus graves que celle-ci voyait seule étaient ceux d’un véritable amour. Eugénie avait pitié de cette enfant, et s’accusait d’être aimée comme si elle l’avait trahie. Trop endolorie encore des rudes atteintes auxquelles elle échappait, elle voulut éviter tout ce qui pourrait remettre sa vie dans une lutte quelconque. Elle chercha à mettre entre elle et Alfred des obstacles qu’il lui fût difficile de franchir. Sous prétexte que l’endroit où elle était placée était trop loin d’une lampe qui brûlait près de madame Legalet, elle se retira dans un coin et derrière la longue ligne de ses jeunes compagnes. Elle ne fit que donner à Alfred l’occasion de lui montrer qu’il la cherchait partout et que partout il savait l’atteindre. Il volait son ouvrage à celle-ci, il faisait appeler celle-là, il dérangeait une autre, et, de chaise en chaise, il arrivait à côté de madame Legalet et d’Eugénie, à qui il ne pouvait rien dire et à qui il n’eût osé rien dire, mais dans l’air de laquelle il respirait. Madame Legalet riait beaucoup de toutes ces folies du jeune homme, et l’appelait gaiement le tyran de l’atelier. Puis, le lendemain, Sylvie voulait aussi s’asseoir dans le coin retiré de sa mère ; et, comme il y revenait encore, elle s’imaginait qu’il y était venu pour elle parce qu’elle l’y avait suivie. Un autre soir, si Eugénie avait attaché un ruban noir autour de son cou, il s’écriait que les rubans noirs étaient une parure délicieuse. Et Sylvie disait à Eugénie :

« — Vous voyez qu’il désire que je mette un ruban noir, qu’il trouve qu’un ruban noir m’irait aussi à merveille. »