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rainures d’un chemin de fer.

— Vous avez raison, Monsieur, s’écria le Diable, et c’est ce qui a fait dire à Shakspeare ces deux vers sublimes :


Quand on fut toujours vertueux,

On aime à voir lever l’aurore.


Luizzi, qui se rappela cette bonne romance tirée de l’opéra-comique de Montano et Stéphanie, se détourna pour ne pas éclater de rire au nez du poëte, tandis que celui-ci prenait un air d’admiration exaltée pour dire à Satan, qui avait tout à fait l’air d’un bonhomme :

— C’est vrai, cela, Monsieur ! Ah ! ce Shakspeare a des idées à lui, des pensées de fer rouge, qu’on dirait trempées dans les larmes d’une jeune fille. Est-ce que vous faites une traduction de Shakspeare ?

— Non, mais j’adore Shakspeare.

— Et vous avez raison, car c’est là le seul poëte, et ces quelques mots que vous venez de citer ont cette saveur douce et amère du chantre anglais qui se fait reconnaître partout et par tous. Aussi c’est qu’il est venu dans un temps où la poésie était possible, dans un siècle de fer et de soie, d’acier et de velours, de grands combats et de légères courtoisies. Aussi a-t-il été grand et fécond parce qu’il avait de l’espace pour mettre au monde les géants enfantés dans sa pensée.

— Mais il me semble, dit Satan, que le monde est aussi large aujourd’hui qu’autrefois et que la place ne manque pas aux géants ?

— Et où voulez-vous que s’attache la poésie dans ce siècle de petites choses égoïstes ? quelle œuvre un peu sérieuse est possible en présence d’un peuple qui a concentré sa vie dans les intérêts matériels de son existence ?

— Mais je crois, dit le Diable, que les intérêts matériels ont toujours joué un rôle considérable dans l’existence humaine ?

— C’est possible, reprit le poëte, mais les hommes des siècles passés avaient en même temps des passions grandes comme eux. Tout est rapetissé aujourd’hui à la taille des petits hommes du jour. La société est un vaste vaudeville dont le chœur est au Gymnase.

— Adressez-vous alors aux siècles passés, et faites de la tragédie.

— De la tragédie romaine ? fit le poëte d’un air de mépris.

— Non, de la tragédie française.

— La tragédie est impossible sans religion et sans fatalité.

— N’avez-vous donc pas une religion et une fatalité ?

— Religion et fatalité auxquelles le peuple ne croit plus.

— Suivez alors le précepte d’Horace, et représentez les faits de votre histoire, facta domestica.

— Monsieur, dit le poëte, Horace fut un très-galant homme, que je respecte fort, mais que je n’écoute guère. Il me fait l’effet d’un oncle de comédie qui ne donne que des conseils et pas d’argent