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prétention qui est un grand hommage à la science, dit Luizzi courtoisement.

— C’est que je fais une grande différence, Monsieur, entre la science qui s’appuie sur des chiffres et celle qui s’appuie sur des faits physiques.

— Mais, reprit Luizzi avec la timidité d’un homme qui a trop raison et qui ne peut se décider à montrer à un autre homme toute la portée de sa bêtise, mais le lever du soleil est un fait physique.

— Sans doute, s’écria le poëte, mais c’est un fait physique très-mal observé, car enfin ce chronomètre est exact. Comment la science s’accommode-t-elle de cette différence ?

— Supposez, dit Luizzi, que votre chronomètre, réglé sans doute à Paris, marquât exactement l’heure qu’il doit être à quelques lieues d’Orléans, ce qui n’est pas précisément vrai ; il y aurait une explication bien plus simple à donner à la différence que vous remarquez, c’est que le soleil n’est pas levé.

— Hein ? fit le poëte de l’air d’un homme qui vient de recevoir une insulte, ceci est une plaisanterie de mauvais goût, Monsieur. Je vois le soleil, ce me semble.

— Oui, Monsieur, vous le voyez, et il est cependant au-dessous de l’horizon.

Le poëte se mit à ricaner d’un air superbe et reprit :

— Et la science explique cela, sans doute ?

— Parfaitement. C’est un effet de la réfraction.

— Réflection, vous voulez dire ?

— Non, réfraction, Monsieur.

— Connais pas, dit le poëte en reprenant son lorgnon pour regarder le soleil, et il continua :

— Je vois ou je ne vois pas, voilà tout. Ce qui m’étonne cependant, c’est que la science, cette duperie de tous les siècles, ait osé nier les plus simples miracles du moyen âge, lorsqu’elle prétend prouver que je ne vois pas ce que je vois. Mais tenez, Monsieur, ne parlons plus de cela. J’ai là-dessus une opinion arrêtée, une conviction intime, c’est pour moi une affaire de conscience, je ne suis pas convertissable.

— Mais quel est ce monsieur ? dit Luizzi tout bas à l’oreille du Diable.

— C’est une sommité littéraire et artistique, un homme d’art et d’imagination.

— Mais on n’est pas d’une ignorance plus crasse.

— C’est comme cela, fit Satan ; car vous devez savoir qu’en style moderne le génie étant un aigle, il est prouvé que la science est une cage.

La conversation demeura un instant suspendue. Luizzi ne se sentait aucune envie de la reprendre, lorsque le poëte, qui s’était absorbé dans un lorgnement indéfini du soleil, s’écria :

— En vérité, voilà qui est nouveau et étrange !

— Quoi donc ? C’est que personne encore n’ait compris poétiquement le lever du soleil, non-seulement avec son doux sourire et sa chevelure de nuages, mais encore avec sa pensée immense qu’il envoie à l’âme sur ses rayons d’or où elle glisse rapide comme un char sur les