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plus encore que les passions et le malheur, dévaste l’homme avec rapidité : c’est le miroir ardent où convergent tous les rayons sensitifs de l’être humain, pour y produire par la réflection ce feu dévorant qu’on appelle le génie. C’est pour cela que dans mes livres, j’ai toujours écrit le mot réflexion, réflection, par un c et un t, pour que le monde comprît que le procédé moral du feu créateur est tout à fait analogue au procédé matériel du feu destructeur.

— Bien, très-bien ! fit le Diable à voix basse, en jetant un regard protecteur sur le jeune homme et en faisant un mouvement de tête approbateur.

— Ah ! fit Luizzi, vous êtes écrivain ?

— Je suis poëte.

— Vous faites des vers ?

— Je suis poëte.

— Et vous me connaissez ?

— Oui, je vous connais, déclama le jeune homme, et il semble qu’une destinée étrange nous ait poussés l’un vers l’autre en des circonstances où vous seul pouviez me comprendre et où je pouvais vous comprendre seul.

— Très-bien, très-bien ! répéta le Diable, tandis que le baron se demandait quel pouvait être ce monsieur qui le connaissait.

— Pardonnez-moi, lui dit Armand, de ne pas avoir conservé un souvenir très-exact de la circonstance et du lieu où nous nous sommes rencontrés, et veuillez me dire où j’ai eu l’honneur de vous voir.

— Tout ce que je puis vous dire, repartit l’inconnu, scandant sa phrase d’une manière toute particulière, c’est que j’étais en danger quand vous m’avez vu, et que je vous ai retrouvé en danger. C’est que je m’étais dit alors : Cet homme t’est venu en aide et tu lui viendras en aide un jour. Cette parole que je m’étais donnée, je l’ai tenue. En passant à Orléans, j’ai entendu le murmure sourd d’une conversation, disant qu’une femme avait été enlevée par un homme, que cette femme avait été arrêtée, et que cet homme s’était enfui. Un pressentiment m’a poussé à demander quel était le nom de cet homme, et c’est le vôtre qui a été prononcé. Je me suis dit alors : Le temps est venu et l’occasion se présentera sans doute bientôt, car les choses humaines ne posent pas de vaines prémisses, elles ont toutes leurs inévitables conséquences, et je ne pouvais avoir ainsi entendu prononcer votre nom sans croire devoir vous rencontrer bientôt. C’est le garde-à-vous du destin qui m’avertissait de quelque événement. J’ai donc veillé tout autour de moi du haut de cette voiture, et, lorsque j’ai aperçu un homme sur le bord du chemin, la tête nue sous la fraîcheur de la nuit, je me suis dit d’abord : Le voilà ! et j’ai dit ensuite au conducteur : Suspens ta course, voici un homme envers qui j’ai une dette à acquitter. Et il s’est arrêté, comme vous avez pu le voir. Et maintenant nous sommes quittes, baron de Luizzi.

Armand avait écouté cette tirade la bouche béante et l’œil tout