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M.|Legalet}}. Il se présenta chez ce négociant et fut accueilli comme le fils d’un ancien ami. Il plut à madame Legalet, il plut surtout à mademoiselle Sylvie Legalet. Il était jeune, gai, ardent, conteur spirituel, avec cette teinte d’originalité que donne le sans-façon des mœurs de province. Il racontait le plus drôlement du monde ses étonnements à l’aspect de Paris. Il mettait une telle bonne foi dans ses admirations et il avait de si singulières admirations, qu’il traînait après lui le rire, mais non le ridicule ; car il y a eu rarement au monde un esprit mieux doué pour le deviner chez les autres et plus soigneux de l’éviter pour lui-même. Du reste, c’était une organisation hardie, résolue, habile, patiente, qui eût pu aller bien loin sans la crainte puérile où il était de l’opinion ; c’était un combat perpétuel entre la nature et l’éducation. Pendant longtemps Eugénie ne prit point garde aux attentions qu’il avait pour elle. Elle en fut singulièrement avertie. Mademoiselle Sylvie s’était laissée prendre par le joli provincial, qui venait passer presque toutes les soirées dans l’atelier où étaient réunies une douzaine de jeunes filles. Quoiqu’il eût déjà vingt-quatre ans, il était très-jeune de cœur et d’esprit ; et la vie retirée qu’il avait menée dans sa famille l’avait lancé dans le monde avec un caractère formé pour les affaires et un esprit très-ignorant des choses les plus vulgaires du monde. Tout cela en faisait un aimable jeune homme. Un soir, Sylvie, demeurée seule avec Eugénie pour terminer un travail pressé, s’approcha d’elle, et parlant bas, quoique tout le monde fût couché, elle lui dit :

« — Avez-vous remarqué que M. Alfred me fait la cour ?

— Non, vraiment ! dit Eugénie qui n’avait peut-être pas deux fois levé les yeux sur Alfred depuis qu’il venait chez madame Legalet.

— Vous croyez donc qu’il ne m’aime pas ? reprit Sylvie tout alarmée.

— Je ne dis pas cela ; seulement je n’ai rien vu. C’est ma faute, je suis si distraite !

— Eh bien ! Eugénie, je vous en prie, examinez-le.

— Et pourquoi ?

— C’est que… je voudrais savoir… si je ne me trompe pas.

— Que vous importe ?

— C’est que je l’aime, moi, » dit Sylvie en baissant les yeux.

Eugénie la regarda. Aimer pour elle était un mot qu’elle avait souvent entendu prononcer, mais qui avait une terrible signification. Il lui sembla voir apparaître d’une part tous ses malheurs, de l’autre tous les désordres de Thérèse. Mais, lorsqu’elle observa la figure candide et charmante de Sylvie, elle crut apercevoir qu’il y avait un autre amour qu’elle ne connaissait pas et qui était doux au cœur. Puis elle reprit bien lentement :

« — Ah ! vous l’aimez ?

— Oui, je l’aime. Quand je le vois entrer, j’ai ce que j’ai attendu toute la journée. Quand il me parle,