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blanc-bec. »

En effet, il était tout jeune, comme je le pus voir toujours à la clarté des réverbères.

« Quoique vous soyez militaire, on peut vous compter ça, me dit-il. Ma femme, qui n’était pas une femme à cette époque, voulant me sauver de la réquisition, a déclaré que je l’avais rendue grosse, et, pour ce, j’ai été obligé de l’épouser ; mais elle n’était pas grosse, elle ne l’est pas devenue. Le terme approche, on va découvrir notre ruse, et la fausse déclaration de ma femme peut l’exposer, ainsi que moi, à une peine sévère.

— Ceci n’est pas du premier courage, que je lui dis ; mais enfin, ce qui est fait est fait. D’ailleurs on ne fait pas de bons soldats avec de bons maris. Prenez l’enfant, et laissez-moi votre adresse pour que j’aille vous remercier de sa part. »

J’avais mon idée en lui faisant cette question. Deux jours après, j’allai aux informations et j’appris que Jérôme Turniquel était un brave homme, qui était digne en tout de la confiance que je lui avais montrée. Quelque temps après, et lorsqu’il ne me restait plus de mes vingt-cinq louis que les dettes que ça m’avait aidé à faire en ayant du crédit, je pensai à retrouver ma fille ; mais je fus obligé de quitter Paris immédiatement pour m’occuper plus particulièrement des affaires de la France, j’étais comme toujours soldat de la république. Je partis pour l’Égypte, où je ne gagnai que la peste, dont je guéris, parce que j’étais bel homme et qu’une odalisque du sérail me soigna d’amour. Je fus absent plusieurs années dans les pays étrangers. Je revins vers 1803, dans l’espoir de retrouver ma famille : mais il paraît que ma fille s’était fondue en grande dame, et je n’en pus pas avoir la moindre nouvelle. J’étais alors soldat dans la garde consulaire. Je passai le reste de mon temps dans les diverses capitales de l’Europe jusqu’à la campagne de 1814 : j’étais alors soldat dans la garde impériale. Lorsque l’empereur fut renversé et que sa chute m’enleva tout espoir d’avancement, je ne quittai pourtant pas l’état militaire, toujours bel homme, toujours bien tenu, lorsqu’en 1830 un coup de fusil, qui alla tuer un vieux pékin qui n’en pouvait mais, me passa si près des yeux qu’il me rendit aveugle : j’étais alors soldat dans la garde royale.

Le vieux soldat s’arrêta, et, prenant une pose où il y avait plus de fierté que le récit qu’il venait de faire ne semblait le permettre, il ajouta :

— Tout ce que je vous dis là, croyez-moi, ce n’est pas l’histoire de vous raconter la mienne, c’est seulement pour vous dire qu’après soixante ans de services effectifs on m’a refusé une place aux Invalides, sous prétexte que ma blessure n’était pas une blessure et que d’ailleurs je l’avais attrapée en tirant sur le peuple ;