Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/281

Cette page n’a pas encore été corrigée

et perdue ! Combien y a-t-il donc de malheureux ainsi jetés dans le monde, que dans cette étroite voiture il s’en trouve pour ainsi dire deux ?

— C’est étrange, dit en effet le baron d’un ton plus soucieux que ne le comportait un simple mouvement de surprise ; c’est étrange, répéta-t-il en lui-même, se demandant si ce n’était pas le pouvoir infernal de son esclave qui amenait ainsi sur sa route toutes ces rencontres extraordinaires et qui l’avertissait de sa présence comme il l’en avait menacé.

Pendant ce temps la comtesse avait répondu au mendiant avec un intérêt très-vif et avec cette politesse de femme qui donne un rang au malheur.

— J’avais prié cette enfant, Monsieur, de ne pas quitter Orléans sans venir me revoir ; je vous prie de l’accompagner, car, si je puis vous être utile, je le ferai avec grand plaisir.

— Qui devrai-je demander ? dit le vieil aveugle.

— Vous demanderez, répondit rapidement Léonie, vous demanderez la…

— Prenez garde ! fit Luizzi en l’arrêtant soudainement, n’oubliez pas que votre nom prononcé tout haut peut être une imprudence…

— Vous avez raison, dit-elle, et elle répondit à l’aveugle : Cela sera inutile, je vous ferai loger dans la maison où nous descendrons.

La voiture était prête à se remettre en route. Les voyageurs durent reprendre chacun leur place ; mais, cette fois, Léonie ne recommença pas immédiatement le récit qu’elle avait interrompu. La conversation entre elle et Luizzi s’engagea sur ce qui venait de se passer, et tous les deux se promirent bien, chacun avec une pensée particulière, de poursuivre jusqu’au bout l’éclaircissement de ce nouveau mystère. Ce fut alors que Luizzi dit à la comtesse :

— N’oublions pas que nous avons plus d’une tâche à remplir en ce genre, et veuillez m’apprendre enfin ce que devint la malheureuse madame de Cauny entre les mains de ce misérable Bricoin.

— Hélas ! dit madame de Cerny, elle devint sa femme.

— Quoi ! s’écria Luizzi, M. de Paradèze…

— N’est autre chose que ce Bricoin, qui, lorsqu’il fut devenu riche par ce mariage, cacha sous un nom de terre la basse extraction de sa naissance. Mais pour que vous n’accusiez pas ma tante d’avoir agi avec une légèreté et une inconséquence qui la rendraient trop peu respectable à vos yeux, il faut que je vous explique par quelle manœuvre coupable M. Bricoin parvint à un but qu’il avait espéré dès le premier moment de sa rencontre avec madame de Cauny. Si les terreurs que cet homme savait lui inspirer pour sa sûreté et celle de sa famille livraient Valentine sans défense à cet homme, le peu de sympathie qu’elle avait pour ses formes grossières, et d’ailleurs l’âge avancé de Bricoin, qui avait déjà plus de quarante ans à cette époque, la protégeaient