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XXXVIII

PAUVRE FILLE TOUJOURS.


Eugénie m’avait échappé, je te l’ai dit ; mais ce n’est pas parce qu’elle avait résisté à l’entraînement le plus rapide que je désespérais de la voir céder. J’avais trop d’expérience pour ne pas savoir que celui qui tient bon contre un choc violent tombe quelquefois sous la plus légère impulsion ; tout l’art consiste à la donner à propos, quelquefois lorsqu’on a bien ébranlé un corps et qu’il vacille, d’autres fois quand on le pousse tout d’un coup et à l’improviste. Eugénie avait été si constamment malheureuse, qu’elle avait été toujours en garde ; et, comme elle était forte, elle était toujours restée debout. Je voulus lui donner de la sécurité, et, durant la première année de son séjour chez M. Legalet, elle vécut aussi heureuse que possible, elle eut le repos de ses douleurs. Richement appointée pour une fille de son âge et de sa position, elle faisait vivre sa mère dans un petit village aux environs de Paris où elle avait placé son enfant en nourrice. Tous les quinze jours elle allait passer l’un des deux dimanches qui lui étaient donnés auprès de sa mère et de son enfant. La seule persécution qu’elle eut à souffrir fut encore celle d’Arthur ; il la rencontra un jour et la suivit. Mais il n’était plus temps de supplier ni de menacer. Il voulut l’arrêter, et elle lui dit d’un ton assez haut pour attirer l’attention des passants.

« — Que me voulez-vous, Monsieur ? je ne vous connais pas.

— Je veux mon fils, mon enfant ! dit Arthur, pâle de rage et d’humiliation.

— Comment se nomme-t-il, cet enfant ?

— Eugénie, prenez garde ! dit-il.

— Prenez garde vous-même ! lui répondit-elle avec mépris, il y a près d’ici des agents de police pour arrêter les passants ivres qui insultent des femmes. »

Arthur, le misérable et implacable Arthur, fut vaincu à son tour ; l’injure le souffleta impunément, et il n’était pas revenu de la fureur muette qu’il éprouvait, que déjà Eugénie avait disparu dans la foule. Ce fut peu de temps après son retour en France qu’eut lieu cette rencontre, et aucune autre, grâce à moi, ne vint la troubler dans le repos où elle dormait. Cette année écoulée, il arriva à Paris un jeune homme de province nommé Alfred Peyrol. Il était venu achever son instruction commerciale dans une maison de banque de Paris et avait été recommandé par son père à