l’homme qui fut assez heureux pour être le premier amant de madame de Marignon.
— Puisque vous savez cela, repartit Léonie, vous savez sans doute aussi que ce fut celui que mon père chassa de chez elle à coups de bâton. Cet homme ne l’avait pas oublié ; et lorsqu’il répondit à ma tante qu’il ne la regardait avec tant d’attention que parce qu’il était frappé de son étrange ressemblance avec un certain vicomte d’Assimbret qu’il avait connu, et que ma tante lui expliqua cette ressemblance en lui apprenant qu’elle était la sœur du vicomte, elle ne put deviner, dans le singulier adieu que lui adressa cet homme, des projets de vengeance terrible, car rien ne devait lui faire prévoir en quoi elle y était exposée : « Adieu, Madame, lui dit cet homme en sortant ; nous nous reverrons, nous nous reverrons ! »
Cette circonstance que je viens de vous raconter fut vite oubliée par madame de Cauny, comme vous devez le penser, et elle fut bien loin d’y chercher la source de la persécution qui vint la frapper, lorsque, quelques semaines après, son mari fut arrêté sur un de ces mille prétextes avec lesquels on faisait alors si aisément emprisonner et tuer un homme. Comme il avait écrit à mon père, on le dit en correspondance avec les émigrés ; on fit, en conséquence, une perquisition dans ses papiers. Cette lettre dont je vous ai parlé, et dans laquelle il préjugeait les excès de la révolution, fut la base d’une accusation de trahison. Cependant, pour la seconde fois, ma tante se trouvait seule avec sa faiblesse et ses terreurs.
Une autre, moins ignorante du passé, moins ignorante aussi de la perfidie des mauvaises passions, se serait laissée tromper par la manière dont M. Bricoin vint lui offrir son appui, lorsqu’il eut appris, dit-il, que le citoyen de Cauny avait été incarcéré. Vous dire comment cet homme, grâce à l’espérance qu’il offrait sans cesse à l’infortunée Valentine, s’introduisit chez elle, gagna sa confiance, apprit tous ses secrets, ce serait vous raconter l’histoire d’une pauvre femme abandonnée, seule au monde, et pour laquelle cet isolement était une profonde terreur. Sans doute Bricoin apprit d’elle tout ce qu’il voulut en savoir ; car ce fut d’après ses conseils que le comte, prévoyant le sort qui l’attendait, fit pour sa femme un testament portant donation complète de tous ses biens dans le cas où il mourrait sans enfants, et lui en assurant la moitié dans le cas contraire. Cette clause avait été jointe au testament, parce qu’à l’époque dont je vous parle madame de Cauny était grosse.
Cependant le régime de terreur, qui avait pesé pendant dix-huit mois sur la France, commençait à se lasser de son œuvre