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de Cerny… Toujours est-il que, tandis que mon père passait alternativement sa vie dans les salons les plus éminents de la cour et dans les boudoirs les moins discrets de la ville, M. de Cauny poursuivait sans relâche des études graves et sérieuses, et se livrait avec ardeur à la discussion et à la pratique des idées nouvelles qui se faisaient jour de toutes parts. Mon père et lui étaient, à vrai dire, les deux représentants les plus complets des deux mondes de cette époque. Mon père, insouciant, léger, brave, téméraire, méprisant les classes bourgeoises qu’il ne connaissait pas et auxquelles il n’accordait pas même la faculté de pouvoir penser, se moquant de ce qu’il appelait les doléances des manants, écoutant le mot « peuple » comme un vain son qui n’avait pas de sens, était le type le plus parfait de cette société qui vivait au jour le jour dans les petits salons de Trianon, en prenant, comme garantie de l’avenir, les quatorze siècles passés de la monarchie. Comme tant d’autres, il ne soupçonna qu’au moment où il se produisit avec fureur ce travail interne de la société qui se refaisait au-dessous des lambeaux du pouvoir royal et de la puissance du clergé et de la noblesse, et qui s’en débarrassa tout à coup comme d’un haillon usé pour se montrer dans toute sa force. Lorsque les premiers actes d’indépendance de la Constituante lui montrèrent qu’il y avait un véritable effort de la nation pour changer l’ordre du gouvernement, il traita ces premières manifestations d’impertinentes railleries, et le soulèvement du peuple lui parut une misérable révolte. Il était du fameux dîner des gardes du corps de Versailles, et il s’y fit remarquer par son exaltation. M. de Cauny, au contraire, était l’ami de la plupart des hommes qui occupaient alors la France de leur renommée. Il avait embrassé avec une ardeur extrême les idées de réforme sociale sans s’apercevoir, peut-être comme tant d’autres, qu’on ne pourrait arriver à réaliser cette réforme qu’en commençant à détruire la constitution politique du pays. Peut-être aussi avait-il compris ses opinions dans toutes leurs conséquences probables, et sa conduite semble en être une preuve. Tandis que mon père passait ses nuits dans les fêtes de la Muette, de Luciennes et de l’Opéra, M. de Cauny passait les siennes dans les conciliabules où se tramait la propagation des idées de liberté, où se préparait le mouvement immense qui devait emporter ceux qui l’avaient fait naître.

Pendant que le vicomte d’Assimbret recherchait les suffrages des plus jolies femmes, M. de Cauny sollicitait ceux des hommes sérieux, et il s’éloignait pour jamais de la cour le jour même où mon père y fut remarqué des courtisans par la bonne grâce avec laquelle il ramassa l’éventail de la reine et le lui présenta en lui