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quitté sa maison et demeurait dans une chambre dont les fenêtres ouvraient sur une petite cour carrée. Eugénie partageait avec elle le seul lit qui occupât cette chambre. Elle avait prévenu une sage-femme qu’elle irait accoucher chez elle ; mais, comme il en coûtait six francs par jour dans cette maison misérable, il fallait attendre le dernier moment pour que le séjour n’y fût pas trop long et trop dispendieux. On avait dépensé déjà beaucoup d’argent pour la layette, et ce qui restait était calculé, à quelques sous près, pour le temps qu’Eugénie devait passer hors de chez elle. Aller au delà, c’était s’exposer à ne pouvoir payer strictement, c’était s’exposer à entendre venir réclamer tout haut dans la maison le prix des soins donnés à la fille accouchée. Eugénie attendait toujours le moment fatal. Une nuit, il était deux heures du matin, elle se sentit prise des premières douleurs. Il lui fallut se lever et songer à partir ; il lui fallut s’habiller au hasard dans l’obscurité, car une lumière allumée dans cette chambre à pareille heure eût montré, à travers la fenêtre sans rideaux, la mère et la fille s’apprêtant à sortir au milieu de la nuit ; il lui fallut descendre doucement, et sur la pointe du pied, quand ses jambes se refusaient presque à porter son corps ; il lui fallut passer en courant devant la loge du portier, quand elle avait à peine la force de se traîner. Et il restait un long chemin à faire, un chemin qui pouvait durer vingt minutes et qu’elles mirent quatre heures à parcourir : la mère traînant sa fille et l’arrachant à chaque borne sur laquelle elle s’asseyait, ne pouvant plus avancer. Enfin Eugénie arriva pour tomber sur un lit et entre les mains d’une femme ignorante qui lui laissa souffrir plus de douleurs que Dieu, dans sa colère, n’en a promis à l’enfantement de la femme. Ce ne fut que dans la nuit suivante qu’elle accoucha de cette Ernestine que tu connais. Cinq jours après, elle était chez elle, et, encore quinze jours après, elle était admise dans les riches magasins de M. Legalet, au haut de la rue Saint-Denis.

Le Diable s’arrêta, et Luizzi parut respirer comme un homme qui atteint le sommet d’une montée pénible et s’assoit pour reprendre haleine.

— En route, en route, mon maître, cria le Diable, l’heure se passe, le jour approche, et nous n’avons pas de temps à perdre ; en route, si tu veux arriver bien renseigné à l’heure où tu dois décider de ta vie.

— Va donc, dit Luizzi.

Satan reprit :

— La pauvre fille…

— Encore ? dit le baron.

— Toujours la pauvre fille, mon maître. La pauvre femme et la pauvre mère viendront. Tu entendras et tu verras.