Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/26

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

main absolvait quelquefois ceux qui ont failli comme vos cours d’assises absolvent quelquefois ceux qui ont tué, peut-être y aurait-il moins de ces femmes perdues qui sont les plus implacables ennemies des femmes qui ne sont que malheureuses, peut-être y aurait-il moins de fripons pour déshonorer et mettre en faillite un débiteur honnête homme. On ne se fait pas méchant à plaisir, mon maître ; rien ne vient sans cause dans ce monde. Seulement, vous avez trop de paresse ou de stupidité pour chercher où est la racine de tous vos vices et la couper d’une main hardie.

— Tu as peut-être raison, dit Luizzi ; mais enfin, comment Eugénie put-elle supporter tant de douleurs sans y périr ?

— Parce que l’âme est faite comme le corps, et que celui-ci meurt souvent d’une chute de quelques pieds, tandis que celui-là résiste quelquefois à tous ses membres brisés et déchirés de blessures. D’ailleurs une femme eut pitié d’Eugénie, ou peut-être pitié du repos de sa maison. Madame Bénard offrit à la pauvre fille de retourner en France : et, pour que le tourment de sa faute ne l’y poursuivît pas, elle lui offrit aussi de la recommander à son frère, de la placer chez lui et de la dépayser dans cet immense Paris, où tout peut se cacher et où tout se découvre aussi comme dans le plus petit village. Eugénie était venue seule en Angleterre avec une bien faible espérance ; elle s’en retourna seule en France sans aucun espoir. Elle n’avait pas avoué sa grossesse à sa mère avant de partir, et elle n’avait pu l’avouer par écrit à la femme qui ne savait pas lire sans publier sa faute partout.

— Mais c’est une horrible histoire que tu me dis là, car je tremble de penser à ce que tu vas me raconter de l’accueil de Jeanne à sa fille.

— Eh bien ! mon maître, tu te trompes encore, reprit Satan. Les douleurs d’enfant d’Eugénie, ses douleurs délicates de jeune fille, le malheur d’une vie déplacée, n’avaient pu percer l’écorce grossière qui revêtait le cœur de cette femme ; mais le malheur complet, réel, intelligible pour elle, la toucha et entra au plus profond de ses entrailles. Elle ne maudit point sa fille, elle ne l’insulta pas, elle la plaignit : elle l’aida à cacher sa grossesse, à cacher son accouchement ; car, parmi toutes les souffrances dont je t’ai parlé, je ne t’ai pas dit celles d’une contrainte de tous les moments pour dissimuler un état qui chaque jour se manifestait davantage. C’était sa vie qu’Eugénie y jouait. Elle n’y a perdu que la santé. Cette femme a eu tous les malheurs. Pour t’apprendre jusqu’au bout, mon maître, ce que c’est que souffrir, pour ne pas te laisser croire que tu es le plus infortuné des êtres s’il faut que la misère t’arrive, je vais t’en faire un tableau qui n’est pas cependant le plus triste de ceux que j’ai peints. La mère d’Eugénie, nourrie par la pension que lui faisait sa fille, avait