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n’avait pas renoncé à s’emparer de la jeune fille, et il tenta par le désespoir ce qu’il n’avait pu obtenir par la corruption. Il informa madame Firet du secret d’Eugénie, en lui recommandant ce qu’il fallait pour la faire succomber. J’aime madame Firet, c’est une femme intelligente et habile. Elle entendait le mal d’instinct, et il ne lui fallait pas de longues explications. Une fois le passage ouvert, cela coulait de source. La vieille n’alla pas, selon le désir très-vulgaire de lord Stive, tenter encore Eugénie en lui faisant honte de son état et en lui montrant qu’elle était bien heureuse de ce qu’elle trouvait un si haut protecteur après une si honteuse faute : elle fut plus adroite. Elle arriva chez madame Bénard l’indignation dans les yeux et la tristesse dans la voix ; elle lui apprit qu’elle, l’honnête madame Bénard, était indignement trompée par l’hypocrisie d’Eugénie, et qu’elle avait découvert que la malheureuse n’avait quitté la France que pour cacher une grossesse. Si madame Bénard avait été seule à entendre cette confidence, peut-être le but n’eût-il pas été atteint ; mais madame Firet parla de cette voix qui a l’air de se cacher et qui perce les murs légers d’une cloison. Deux minutes après, tout le magasin connaissait l’état d’Eugénie, et quelques jours après, quand elle descendit, elle trouva pour tout accueil des sourires moqueurs, des rires méprisants, des plaisanteries dont elle frémit de comprendre le sens, jusqu’au moment où, ne pouvant plus supporter cette incessante injure, elle s’écria dans un transport de colère, au moment où une jeune fille s’éloignait d’elle avec un air de mépris :

« — Mais qu’avez-vous donc, que vous sembliez craindre de me toucher ?

— J’ai peur de blesser votre enfant, » lui répondit l’autre.

Voilà comment lui fut renvoyé le mot qu’elle avait adressé à Arthur dans un moment de désespoir. Et il faut que je te dise tout, baron, pour que tu apprennes l’âme humaine, que tu veux connaître. Celle qui l’insulta avec tant de barbarie était accouchée il y avait six mois, et elle avait tué son enfant, et elle marchait la tête haute, dans l’assurance où elle était que nul ne savait son crime.

— Ce sont des monstres dont tu me parles ! s’écria Luizzi.

— Non, ce sont les produits nécessaires de vos mœurs. Comme vous êtes sans pitié pour la faute connue, on cache sous le crime la faute dont on ne veut pas rougir : voilà tout. Ah ! si vous aviez une justice exacte dans vos mœurs comme elle se rencontre quelquefois dans vos lois, si vous pesiez la faute comme vous pesez le crime, si vous daigniez regarder qu’il peut y avoir une excuse à certaines chutes comme à certains meurtres, et si le tribunal hu-