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qu’il n’a pas avec toute la conviction d’un amour vrai, c’est qu’il faut être assurée que ce qui à ce moment est pour vous une horrible nécessité peut devenir un jeu dans une heure de désœuvrement.

— Ne croyez pas cela, Madame, dit le baron. En écrivant ces quelques mots, je ne puis dire que j’éprouvais cet amour dont je parle, mais je me demandais comment on devrait vous aimer si on osait jamais vous aimer.

— En vérité ? dit madame de Cerny en le regardant.

— Oui, Madame ; et, s’il n’y a pas dans cette lettre une expression assez complète et assez respectueuse à la fois du sentiment que vous devez inspirer, pardonnez-le à une préoccupation que vous devez comprendre.

— Oui, oui, repartit la comtesse, avec un soupir ; vous êtes noble et bon pour moi, Monsieur ; vous sacrifiez votre honneur à la faiblesse d’une femme qui a peur ; croyez que je vous en remercie du fond du cœur.

Elle s’arrêta en essuyant une larme tremblante au bord de ses longs cils, et elle reprit avec effort :

— À mon tour, Monsieur ; il faut que je réponde à cette lettre.

Et elle la relut encore et écrivit, tandis que Luizzi la contemplait avec le même sentiment de tristesse mélancolique, se disant aussi que son imprudence avait perdu cette femme et se reprochant ces pleurs qu’elle ne pouvait toujours essuyer assez vite pour qu’ils ne tombassent pas réels et amers sur ce papier où elle jouait le bonheur et l’amour. Voici ce qu’elle écrivit :

« Vous m’aimez, Monsieur ; vous me le dites trop bien pour que je ne le croie pas, et je le crois trop pour ne pas vous en faire l’aveu. Cet aveu de votre amour est une faute, je le sais, je le sens. Avouer l’amour qu’on inspire, c’est dire qu’il n’étonne ni ne blesse, c’est l’accepter même lorsqu’on ne peut y répondre, c’est s’en croire digne quand on doit y être ingrate, c’est demander un culte quand on n’a rien à accorder à la prière, c’est être injuste enfin, et je ne voudrais pas l’être pour vous. Oubliez-moi donc, Monsieur, oubliez-moi pour toujours, et alors je me souviendrai avec orgueil que vous m’avez aimée, je me souviendrai avec reconnaissance que vous n’avez pas voulu être aimé.

« LÉONIE DE CERNY. »

La comtesse prit la lettre et la remit au baron, en lui disant, avec ce doux et triste sourire qui prêtait à son visage une si touchante mélancolie :

— Je vais bien vite dans cette lettre ; j’en dis beaucoup plus qu’une femme ne le devrait, même avec un sentiment véritable