Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/22

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

de cruauté m’étonne.

— Vous vous étonnez de tout, vous autres, qui ne savez rien regarder à fond. On vous jette des idées générales que vous adoptez sans les examiner sous tous leurs aspects, puis vous marchez avec elles comme si vous aviez la vérité à votre droite. De toutes ces idées, la plus vraie peut-être, c’est que les grandes générosités sont le privilége de la jeunesse. Mais cette idée a son revers, et ce revers c’est que les cruautés les plus implacables sont aussi son partage. Arrête-toi un jour, baron, dans une rue de Paris, et lis d’un bout à l’autre la liste des jugements rendus par vos cours d’assises ; tu verras que les neuf dixièmes des forfaits commis dans votre société appartiennent à l’extrême jeunesse. C’est le résultat inévitable de tout ce qui est désir et force. Selon la route qu’ils prennent, ils vont aux grandes actions ou aux grands crimes ; la prudence retient l’âge mûr, l’impuissance arrête la vieillesse. Voilà ce qu’il faut que tu saches à présent pour que la suite de cette histoire ne te donne pas encore de ces niais étonnements que tu viens de montrer.

Puis le Diable reprit :

Quand Eugénie revint de son évanouissement, elle était dans un appartement somptueux qu’elle ne connaissait pas. L’étranger qui l’avait conduite chez Arthur, étant sorti presque sur ses pas pour la poursuivre, la trouva mourante sur l’escalier, l’emporta dans sa voiture et la fit conduire chez lui. Eugénie, en revenant à elle, se vit dans les mains d’une vieille femme qui lui faisait respirer des sels et qui s’éloigna aussitôt sur un signe de l’étranger.

« — Où suis-je ? dit Eugénie.

— Chez moi, lui dit l’inconnu, chez moi, qui ne vous abandonnerai pas comme cet indigne Arthur ; chez moi qui suis persuadé de votre innocence, car je sais tout ce dont est capable la rivale qui vous a calomniée ; chez moi qui vous offre un asile.

— Et qui êtes-vous ? mon Dieu ! dit Eugénie, à qui un langage si nouveau faisait fondre le cœur en larmes.

— Je suis lord Stive, miss, répondit celui-ci en examinant sur le visage de la jeune fille l’effet de ses paroles.

— Lord Stive ! s’écria-t-elle en se levant et en regardant autour d’elle avec épouvante, lord Stive ! répéta-t-elle en se reculant.

— Ne craignez rien, miss ; je vois à votre effroi qu’on vous a mal expliqué qui j’étais, qu’on vous a mal fait comprendre ma seule espérance. Je vous aime, miss ; mais ce n’est pas comme Arthur pour vous livrer à la misère et à l’abandon. Je vous aime, mais pour vous donner le rang et l’éclat que vous méritez, pour vous arracher à une vie indigne de vous, pour vous placer au-dessus des misérables femmes qui ont osé vous calomnier. Car, moi, je crois à votre innocence