Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/21

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

m’attend à déjeuner quelque part. Voyons, que me voulez-vous, miss ?

— Ce que je vous veux, Arthur, ce que je vous veux… Mais vous oubliez donc qui je suis ? Cet enfant que je porte…

— Et qui ressemblera probablement à son frère, dit Arthur en se nettoyant les dents.

— Son frère ! dites-vous, milord ?

— Oui, un charmant enfant.

— Ah ! dit Eugénie, vous êtes fou ou je suis folle. De qui parlez-vous, de quel enfant ?…

— Mais de celui qui est né le 30 mars 1814, dans cette chambre où j’ai eu, six mois après, l’infamie d’attenter à votre vertu. »

Cette accusation porta un épouvantable coup à Eugénie, mais elle lui rendit de la force. Il sembla qu’il releva sa raison prête à succomber. Elle comprit une calomnie et une erreur ; mais elle fût devenue folle devant une si atroce cruauté sans motifs. Alors elle s’écria, éclairée par cette calomnie même :

« — Ah ! je vois d’où vient le crime ; c’est Thérèse, Thérèse, qui a osé vous dire…

— Thérèse et mieux que Thérèse, un témoin qui a vu… madame Bodin. »

Eugénie, anéantie sous tant d’infamie, poussa un cri sourd en cachant sa tête dans ses mains. Ce geste de désespoir pouvait aussi bien venir de la honte de voir toutes ses fautes découvertes que de sa juste horreur. Arthur le traduisit comme l’expression d’une impudence qui voit tomber son masque, et reprit d’un ton de protection insolente :

« — Je vous pardonne cependant, miss : je sais que c’était un amusement pour ce qu’on appelle les grisettes françaises de faire payer à ces grands niais d’Anglais les peccadilles de leur jeunesse. Vous n’avez donc pas été plus coupable qu’une autre, et je veux me montrer généreux. Si votre position est malheureuse, je viendrai à votre secours ; mes créanciers ne m’ont pas encore tout à fait ruiné.

— Assez, milord, dit Eugénie. Taisez-vous, je m’en vais… taisez-vous… je pars… Taisez-vous. »

Elle voulut se lever du siége sur lequel elle était tombée ; mais à peine fut-elle debout que la force lui manqua et qu’elle s’appuya au mur pour ne pas rouler sur le tapis.

« — Oh ! je sais, reprit Arthur, que vous êtes une habile comédienne. »

Ce mot parvint à l’oreille d’Eugénie et la soutint assez pour qu’elle pût sortir de la chambre sans succomber ; mais elle était à peine au haut de l’escalier que toute force lui manqua et qu’elle resta évanouie sur la première marche qu’elle voulut descendre.

— Tu charges le tableau, Satan, dit Luizzi ; aucun homme n’a tant de barbarie.

— Oublies-tu que celui-là était presque un enfant, qu’il avait à peine vingt et un ans ?

— Et c’est pour cela que tant