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peut exalter l’imagination par des regards, des paroles, des tableaux lascifs ?

— Je ne crois pas à une puissance d’exaltation si rapide, quand ce n’est pas une habitude de l’esprit et des sens. On ne grise pas facilement un homme sobre ; mais celui qui, tous les soirs, se laisse aller à perdre la raison, est d’une ivresse très-facile.

— Ce n’est pas ce que tu viens de me dire par rapport à ton archevêque.

— Au contraire, dit le Diable ; car si l’archevêque buvait, il ne se grisait jamais. Il y a des femmes qui se donnent trois amants dans une nuit et qui ne vont pas jusqu’à l’ivresse de l’amour pour cela. C’est ce que Diderot appelle si justement la bête féroce, c’est ce que Juvénal explique si bien par son Lassata viris et non satiata recessit.

— Mais, à ce compte, quelle est donc cette Juliette, dont la présence exerce sur moi une puissance si instantanée et si vive ?

Le Diable parut embarrassé, puis il repartit :

— Tout ce qui excite ne satisfait pas quand on le possède. Il y a des mets dont l’aspect seul est appétissant.

— Cependant, il me semble que cette Juliette…

— Ne profitera pas probablement des désirs qu’elle fait naître, dit le Diable en interrompant le baron. Il y a un mot atroce qui a été dit à M. de Mère, dernier amant d’Olivia, un jour qu’il racontait comment une femme qu’il avait adorée s’était donnée tout à coup à un autre.

— Et quel est ce mot ?

— Il voulait dire, repartit le Diable, qu’il ne faut point ébranler les bons principes d’une femme, agiter son cœur, tourner sa tête, troubler ses sens, et ne pas être là au moment précis pour profiter de l’instant où elle est décidée à succomber si elle est forte, incapable de résister si elle est faible.

— Mais quel est ce mot ?

— Il est d’une femme.

— Le mot ?

— Il est d’une femme de génie.

— Le mot ? le mot ?

— Il est de madame de Staël.

— Satan, tu te moques de moi !

— Ma foi, mon cher, je ne suis que le Diable ; je n’ai pas le droit d’être aussi explicite qu’une femme, et une femme de génie, surtout.

— C’est ton costume d’abbé qui te rend si prude ? dit Luizzi en riant.

— Au contraire, mon maître, je l’ai gardé parce que j’ai à te raconter un trait où il se mêle un peu de paillardise, et que mon récit jurerait avec toute autre forme.

— Eh bien ! le mot ? le mot ?

— Eh bien ! le mot… c’est que… ce n’est pas toujours celui qui chauffe le four qui enfourne. Retourne le mot, et tu sauras ton histoire avec Juliette et madame de Cerny.

— Ainsi tu crois, dit Luizzi ravi, que la comtesse sera à moi ?

— Cela dépendra de toi.

— Mais comment m’y prendrai-je ?

— Voilà une question de lycéen, mon bon ami.

— L’heure se passe, dit Luizzi, et tu ne me réponds rien.

— Nous avons le temps, reprit Satan en riant : l’histoire de madame de Cerny n’est pas longue pour ce que tu as à en faire, celle