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— Bel exploit pour un être comme toi !

— C’est une des choses les plus difficiles que j’aie tentées. J’ai cru que jamais je ne les pousserais au doux péché mortel que vous appelez gourmandise et dont l’ivrognerie fait partie.

— Des gens qui n’avaient bu que de l’eau durant toute leur vie, sans doute ?

— Bien au contraire, mon maître, des gaillards qui avaient une telle habitude des vins les plus dangereux que j’ai vu le moment où je tomberais sous la table.

— Quel intérêt avais-tu à les griser aujourd’hui, si c’est leur habitude de tous les jours ?

— C’est qu’ils ne se grisent pas, et voilà où était le cas de conscience pour ces enragés jésuites. En effet, Dieu a donné à l’homme les aliments pour se restaurer, le vin pour se désaltérer, mais il n’a pas dit aux hommes : Vous mangerez tous les jours une livre ou deux d’aliments et vous boirez une bouteille de vin ; il leur a dit qu’ils en prendraient chacun selon ses besoins. Or, il faut que tu saches que ledit archevêque et son chanoine avaient graduellement habitué leurs estomacs à de si vastes besoins, que tu en frémirais. À deux, ils étaient capables de faire un désert d’une table de douze couverts avec ses trois services, et un panier de cinquante bouteilles de vin de Bordeaux ne les embarrasserait nullement.

— Mais c’est une horrible gloutonnerie.

— Gloutonnerie, soit ; mais gourmandise, non, car il n’en est jamais résulté ni ivresse ni indigestion. Or, en toutes choses, qu’est-ce qui fait la faute ? l’abus. Qu’est-ce qui constitue le péché ? l’excès. Donc, le jour où il aurait fallu disputer à quelques anges bouffis l’âme de ces prélats, j’aurais eu trop à faire, car je n’aurais pas pu dire qu’ils avaient jamais mangé ou bu au delà de leurs besoins naturels. J’ai prévu l’argument jésuitique qu’un adversaire habile pouvait tirer de cette circonstance, et je l’ai détruit par avance. C’en est fait, je viens de laisser les deux sacerdotaux ivres-morts sous la table où je les ai couchés en croix l’un sur l’autre, à la plus grande gloire du Seigneur.

Luizzi écoutait Satan pendant qu’il parlait ainsi d’un ton légèrement aviné et quelque peu bredouillant. Ce n’était plus le Diable si sombre et si grave qui lui avait raconté l’histoire d’Eugénie, ni le Diable sceptique et railleur qui le poursuivait de ses cruels sarcasmes ; c’était un joli Diable, gentil, musqué, pomponné.

— En vérité, lui dit-il, je te croyais occupé à des choses plus sérieuses que celles-là.

— Et qu’y a-t-il de plus sérieux pour moi que de corrompre les hommes ? Penses-tu que j’aie, moi, une classification de vices qui me fasse estimer les uns et mépriser les autres, comme vous faites entre vous ? Crois-tu que le puissant, ivre de lui-même, qui sacrifie le repos d’un État à son ambition, soit pour moi moins méprisable que le manant qui joue le repos