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temps, il avait entendu Henri et Caroline causer gaiement et rire dans leur chambre, où ils étaient allés depuis longtemps achever leur toilette. Juliette rentra cependant avant eux, et, comme on les entendait approcher en s’appelant avec la douce familiarité du bon ménage, Juliette alla vers le baron et lui dit :

— Il faut que je vous parle ce soir absolument.

— À quelle heure ?

— À notre retour du spectacle.

— Il sera minuit, dit Luizzi qui calculait qu’il pouvait être de retour de chez madame de Cerny.

— À minuit soit, plus tard s’il le faut, dit Juliette…

— Où vous verrai-je ?

— Chez moi, si vous ne craignez pas d’y monter, quand moi je ne crains pas de vous y recevoir.

Luizzi fit un signe de consentement et chercha la main de Juliette, qui la retira en disant d’un air particulier et avec un soupir violent :

— Nous verrons… nous verrons…

Henri et sa femme rentrèrent, puis bientôt après Gustave et Edgard, et ils partirent. Luizzi resta seul à réfléchir sur ses deux rendez-vous, et voici les pensées qui lui vinrent à ce propos : « Plus je regarde le monde, plus je vois que la chose qui y tient le plus de place, c’est l’amour ou, ce qui passe pour l’amour, le plaisir. Les femmes ne s’occupent guère d’autre chose légitimement ou illégitimement. Or il est difficile qu’elles s’en occupent tant, si les hommes ne s’en mêlent pas un peu ; seulement ils dédaignent de paraître y trop penser, non par discrétion, mais par vanité, et pour se faire considérer comme des esprits graves et rassis. Il me semble donc que le rôle de curieux que je joue au milieu de tout cela est assez niais. Voici une double occasion d’en sortir. Juliette sera à moi quand je le voudrai, cette nuit même si je le veux ; mais une femme dont la défaite me charmerait bien autrement, ce serait madame de Cerny. Une femme vertueuse, une femme à idées arrêtées ; cela doit être un triomphe flatteur et un adorable passe-temps ! »

Pour bien faire comprendre ce caprice du baron, qui abandonnait Juliette en pensée pour se reporter vers madame de Cerny, il faut dire encore que cette fille si singulière n’agissait absolument que sur les sens du baron, et que, dès qu’elle était absente, rien ne restait à son souvenir de cet empire pour ainsi dire physique qu’elle exerçait sur Armand. Madame de Cerny, au contraire, avait tous ces charmes du nom, de l’esprit, de la bonne réputation, qui irritent par la pensée les désirs d’un homme, et Luizzi, troublé encore de son entretien avec Juliette, reporta sur la chaste madame de Cerny tous les désirs que la fille ardente lui avait inspirés. Cependant il persistait à courir après l’espérance de posséder la