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homme de cœur et de haute capacité. Avec un caractère moins ferme que le sien, c’était une vie manquée ; marié à une idiote qui a fini par devenir folle, il a eu à subir de tels chagrins que tout autre y eût succombé.

— Du moins n’a-t-il pas eu celui d’être trompé par sa femme, dit le baron amèrement.

Tout le monde éclata de rire, et madame de Cerny devint rouge jusqu’au blanc des yeux.

— Allons, reprit en riant madame de Fantan, il faut tout pardonner à la folie : la pauvre femme ne savait ce qu’elle faisait. D’un autre côté, Cerny avait été fort dérangé avant de vous épouser, et on ne perd pas si vite de mauvaises habitudes.

Ceci rappela à Luizzi que le comte de Cerny était celui qui avait essayé d’être moins grossier que les autres hommes qui entouraient madame de Carin. Pendant qu’il réunissait un à un tous ces souvenirs, des regards équivoques couraient autour de ce cercle comme des éclairs à l’horizon. Mais madame de Cerny les arrêta d’un coup d’œil impérieux et reprit :

— Quoi qu’il en puisse être, M. de Carin a cherché une distraction à ses malheurs dans une vie noblement occupée, et il en a triomphé. Ah ! monsieur le baron, si M. de Carin est le concurrent que vous avez à combattre, je désespère de votre succès.

— Eh bien ! je le tenterai, reprit Luizzi avec une énergie dont personne ne devina le secret, et qui venait de l’indignation qu’avaient fait naître en lui les éloges de la comtesse pour M. de Carin et la calomnie des autres contre l’infortunée Louise ; je le tenterai, et peut-être ne serai-je pas aussi malheureux que vous le pensez.

— C’est un courage que j’honore, repartit madame de Cerny.

— Faites-en donc provision, reprit le vieux marquis d’Andeli. Carin m’a écrit qu’il avait déjà un concurrent redoutable, un riche maître de forges du pays, un certain capitaine Félix Ridaire.

— Félix Ridaire ! répéta Luizzi.

— Oui, et M. de Carin est d’autant plus inquiet qu’à part ses opinions, qui sont fort exagérées, on dit que ce M. Ridaire est un homme d’une capacité incontestable et d’une probité au-dessus de tout soupçon.

— Le capitaine Félix Ridaire ! répéta Luizzi en souriant dédaigneusement.

— Le connaîtriez-vous aussi ? s’écria-t-on de tous côtés.

— Oui, oui, dit Luizzi avec la même expression énergique : je le connais et je combattrai ce concurrent comme l’autre.

— Vous connaissez toute la terre ! dit la comtesse en riant.

Luizzi s’approcha d’elle, pendant que quelques personnes qui se levaient faisaient rompre le cercle avec bruit.

— Et je crois avoir l’honneur de vous connaître aussi, dit-il tout bas à la comtesse.